Un vecteur énergétique issu des marais
Le risque de pénurie énergétique n’est pas nouveau en Suisse. À plusieurs reprises, la demande en énergie a été plus élevée que l’offre. De nos jours, une source d’énergie qui fut régulièrement utilisée par le passé, surtout en temps de crise, est interdite: il s’agit de la tourbe.
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L’histoire du tourbage commença en Suisse vers la fin du XVIIe siècle avec la surexploitation des forêts locales, la pénurie de bois qui en découla et l’augmentation de la population. L’extraction du combustible dans les tourbières démarra donc relativement tard, notamment en comparaison avec le nord de l’Allemagne et la Hollande. Composée de débris végétaux fossilisés, la tourbe constitue une étape intermédiaire à la formation de charbon. Une fois séchée, elle possède un pouvoir calorifique intéressant.
En 1737, la Chambre du bois (Holzkammer) de la ville de Berne se pencha pour la première fois sur l’utilisation de la tourbe comme substitut du bois. Cette commission était responsable de l’approvisionnement en bois de chauffage et de construction de la population et des industries.
Les premières tentatives de «tourbage» eurent lieu dans la tourbière du Lörmoos, à quelques kilomètres au nord-ouest de Berne. La matière organique extraite, baptisée «bois souterrain», servit de combustible pour le chauffage de l’hôpital du bas et du haut. Mais la pénurie de bois persista et la Chambre du bois se vit contrainte d’exploiter de nouvelles tourbières.
En 1786 fut adopté un décret prévoyant de fournir aux citadins nécessiteux davantage de tourbe à la place du bois et de chauffer les bâtiments administratifs de la même façon, ce qui augmenta encore les besoins. La Chambre du bois dut une fois de plus se mettre en quête de tourbières, qu’elle découvrit à Schwarzenegg, au nord-est de Thoune, sur la rive droite de la vallée de la Zulg, une région marquée par la dernière période glaciaire.
Plusieurs moraines frontales, qui s’étendent sur les collines à la frontière entre la vallée de l’Emme et l’Oberland bernois, ont généré de nombreuses cuvettes recouvertes d’un substrat argileux et imperméable, favorisant l’apparition d’un grand nombre de tourbières. Dans l’un de ces sites, la ville de Berne pouvait désormais extraire environ 1500 charsLien externe de tourbe par an.
Or la région la plus propice à l’exploitation de la tourbe se situait à l’ouest du canton, dans le Grand-Marais. C’est dans cette immense zone marécageuse, située au bord des lacs du pied du Jura, qu’au début du XVIIIe siècle, les communes voisines commencèrent à extraire la tourbe généralement destinée à la consommation domestique.
La première correction des eaux du Jura de 1868 à 1891 assécha environ 400 kilomètres carrés de marais. La période était idéale pour développer le tourbage étant donné que l’industrialisation naissante et l’apparition du chemin de ferLien externe et des bateaux à vapeur comme moyen de locomotion consommaient de plus en plus de combustibles. L’âge d’or de la tourbe avait débuté.
La fondation de la Berner Torfgesellschaft (BTG ou Société bernoise de la tourbe) en 1857 était antérieure à la correction des eaux du Jura. Son objectif premier était d’extraire et de vendre l’imposant gisement de tourbe de la région de Hagneck. Mais la société acquit également les droits d’exploitation d’une multitude d’autres sites.
Le transport de cette énorme quantité de tourbe nécessita rapidement des moyens mécaniques. La société acheta un bateau à aubes, recourant ensuite à la voie ferrée pour poursuivre l’acheminement. En 1864, elle conclut un contrat de vente d’environ 8000 toisesLien externe par an avec les Chemins de fer de l’État bernois. La société ferroviaire utilisa ce combustible pour faire fonctionner ses douze locomotives à vapeur.
La tourbe de Schwarzenegg trouva également preneur: la compagnie de navigation à vapeur ayant transformé quelques-uns de ses bateaux du lac de ThouneLien externe de sorte qu’ils fonctionnent à la tourbe, elle s’inscrivit parmi les heureux acheteurs de ce combustible. La compagnie possédait même son propre marais, le bas-marais de Wachseldorn.
Mais avec l’amélioration des moyens de transport grâce à l’utilisation de la force motrice à vapeur, la tourbe fit rapidement face à un nouveau concurrent: le charbon. En 1850, le charbon se classait encore derrière la tourbe parmi les vecteurs énergétiques en Suisse avec une part de 3 pour cent (contre 9 pour cent pour la tourbe) et était absent du paysage énergétique du pays.
Le développement rapide du chemin de fer fit augmenter considérablement les importations de charbon en peu de temps, principalement en provenance d’Allemagne. Contrairement au charbon suisse, le charbon étranger était peu coûteux et de meilleure qualité. Au début du XXe siècle, la part du charbon dans la consommation d’énergie brute en Suisse atteignait presque 80 pour cent.
Bien que le triomphe du charbon prît rapidement le pas sur la tourbe, le tourbage continua en plus petites quantités, la tourbe servant encore principalement dans les zones rurales de combustible pour le chauffage. Sur le lac de Thoune, les bateaux fonctionnant à la tourbe naviguèrent jusqu’en 1889.
Durant les périodes de crise qui suivirent, lorsque les importations de charbon enregistrèrent une diminution considérable, l’extraction de la tourbe connut une renaissance et s’intensifia. Ainsi, durant les deux guerres mondiales, plus de 2,5 millions de tonnes de tourbe furent extraites et exploitées en Suisse. C’est pour cette raison, à laquelle s’ajoute l’assèchement des marais pour libérer de nouvelles terres, que de nombreuses tourbières disparurent complètement au cours du XXe siècle.
L’extraction de la tourbe ne fut définitivement interdite qu’en 1987 grâce à l’initiative RothenthurmLien externe lancée dans le but de «protéger les marais suisses», ce qui garantit durablement la préservation des tourbières restantes, soit à peine dix pour cent de la surface initiale des zones marécageuses en Suisse.
L’auteur
Reto Bleuer est collaborateur bénévole du Service archéologique du canton de Berne.
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