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«Caran d’Ache n’a pas choisi une stratégie de délocalisation»

Keystone / Gaetan Bally

Fondée en 1915 et spécialisée dans les instruments de dessin et d’écriture, Caran d’Ache exporte ses produits dans 90 pays. Carole Hubscher, la présidente de cette société familiale de 300 employé-es, s’engage à rester à Genève mais s’inquiète de la hausse drastique des coûts de l’énergie.

Les femmes restent encore largement sous-représentées dans les hautes sphères de l’économie. Les 20 sociétés cotées sur l’indice phare de la Bourse suisse, le SMI, ne comptent par exemple que 19% de cadres dans leurs directions, dont aucune avec la fonction de CEO. La Suisse fait figure de mauvais élève en comparaison internationale dans ce domaine. SWI swissinfo.ch a décidé de donner la parole à des dirigeantes d’entreprises helvétiques dont les activités se déploient dans le monde entier. Des représentantes de l’économie suisse qui abordent les défis les plus urgents touchant actuellement leurs activités, entre prix de l’énergie, relations avec l’Europe et place de la Suisse dans l’économie globalisée.

swissinfo.ch: Quelles ont été les grandes évolutions de Caran d’Ache durant ces dix dernières années?

Carole Hubscher: Premièrement, nous avons décidé de tabler sur un seul logo et une seule marque, en l’occurrence Caran d’Ache. Cela n’a pas été une décision simple car les prix de nos produits varient entre deux francs et plus de mille francs. Mais comme nous nous positionnons sur l’excellence dans toutes nos catégories de produits, nous pensons que cette stratégie mono-marque est justifiée.

Deuxièmement, nous avons beaucoup mis l’accent sur la digitalisation. Cela inclut le développement d’outils internes ainsi que le déploiement du commerce électronique et de notre présence sur les réseaux sociaux.

Quelles actions entreprenez-vous pour rendre votre marque davantage connue dans le monde?

Il s’agit là de notre troisième grande évolution. Notre philosophie est que toutes nos actions doivent nourrir notre marque. En plus de produire des articles d’excellente qualité, nous avons mis en place divers partenariats avec des designers, des artistes, des architectes et, plus récemment, avec des ambassadeurs. Ce faisant, nous avons choisi de travailler avec des spécialistes de notre domaine plutôt qu’avec des personnalités très connues du grand public. Cette force de notre marque est également notre meilleur atout pour protéger nos inventions.

Quid du commerce électronique et des réseaux sociaux?

Nous avons commencé à vendre en ligne en Suisse dès 2012 avant de nous étendre en Europe et, finalement, aux États-Unis et au Japon. La pandémie a beaucoup encouragé les ventes par Internet et nombre de nos détaillants externes ont récemment ouvert une présence en ligne. 

Concernant les réseaux sociaux, nous nous concentrons sur Instagram, Facebook et LinkedIn. Cela nous aide à faire rayonner notre marque et à mieux comprendre les attentes de nos consommatrices et consommateurs. Finalement, nous proposons des cours en ligne sur YouTube.

La demande pour vos produits d’écriture risque-t-elle de connaître une forte diminution à l’heure du tout numérique et des smartphones?

On pourrait le supposer mais la réalité démontre le contraire. L’année 2021 a d’ailleurs été la deuxième meilleure année de notre histoire. Les consommatrices et consommateurs écrivent sans doute moins que dans le passé mais nos produits permettent de développer leur créativité, une qualité de plus en plus valorisée.

Carole Hubscher est entrée en 2002 au conseil d’administration de Caran d’Ache, l’entreprise de sa famille. En 2012, elle a repris la présidence et, depuis 2021, elle occupe également le poste de CEO (directrice générale).

Auparavant, Carole Hubscher a exercé diverses responsabilités, notamment au sein du distributeur américain de Caran d’Ache à New York et au siège genevois de cette même entreprise. Elle a également travaillé pour le groupe Swatch ainsi que comme consultante pour une agence de branding et en tant que partenaire d’une société active dans l’architecture de marques premium et de luxe.

Carole Hubscher est diplômée de l’École Hôtelière de Genève et est titulaire du Program for Management Development de l’Harvard Business School. Elle est mariée et mère de trois enfants.

Mais Caran d’Ache reste très discret sur ses données financières.

En effet, car ces chiffres n’intéressent que nos concurrents.

Vos produits d’écriture et de dessin sont fabriqués dans vos ateliers genevois depuis 1915. Si vous décidiez de délocaliser, ces articles seraient-ils toujours perçus comme suisses?

Certains de nos concurrents européens ont décidé de déplacer la majorité de leurs usines en Indonésie ou en Amérique du Sud pour ne conserver que quelques petites entités productives dans leur pays d’origine. Malgré cela, leurs produits sont sans doute perçus comme étant partiellement européens.

Toutefois, Caran d’Ache n’a pas du tout choisi cette stratégie de délocalisation. La construction de notre future manufacture à Bernex, dans le canton de Genève, en est la preuve. Autrement dit, nous souhaitons conserver la véracité de notre label Swiss Made, l’authenticité de notre marque et la confiance de notre clientèle. Et si nous délocalisions, nous perdrions le savoir-faire considérable de nos collaboratrices et collaborateurs, formés au fil des décennies.

Nous sommes aussi attachés à certains fournisseurs clés basés en Suisse et à proximité de ce pays. Bien sûr que notre choix stratégique de produire en Suisse renchérit nos coûts mais nous compensons ce désavantage grâce à notre capacité d’innovation.

La main-d’œuvre genevoise est-elle vraiment plus innovante que celle d’autres régions du monde? 

En Suisse, nous avons non seulement d’excellentes universités mais également des hautes écoles spécialisées et des apprentissages de qualité. La combinaison de ces différentes formations est un atout de taille pour former des équipes très innovantes. Dans notre entreprise, nous mettons l’accent sur les innovations continues (par exemple dans les processus de fabrication) plutôt que sur  les innovations de rupture.

On dénombre une myriade de manufactures horlogères dans le monde mais seulement une poignée d’acteurs dans votre secteur. Comment l’expliquez-vous?

La fabrication de crayons peut paraître très simple mais la réalité est infiniment plus complexe car des compétences uniques sont requises, sans parler de l’outil de production très conséquent. En fait, plus de 35 étapes sont nécessaires pour produire des crayons de couleur; ce nombre d’étapes est même de 50 pour les crayons graphite. Autrement dit, les barrières d’entrée dans notre industrie sont considérables, d’autant plus que le nombre de fournisseurs est très limité. Nous sommes la seule manufacture au monde à maitriser à l’interne toutes nos catégories de produits. Dans ce sens, nous n’avons pas de concurrence frontale.

Êtes-vous satisfaite des conditions-cadres en Suisse?

Fondamentalement oui. J’apprécie tout particulièrement la stabilité exceptionnelle de ce pays. En revanche, je suis inquiète quant aux coûts de l’énergie, récemment multipliés par quatre. La situation de l’accord-cadre avec nos voisins européens est un autre sujet de préoccupation.

«Je ne suis pas du tout en faveur des quotas de femmes. Je préfère favoriser les compétences et l’égalité des chances» 

Vous représentez la quatrième génération d’une famille impliquée au plus haut niveau dans la direction de Caran d’Ache. Comment assurer la succession dans une PME familiale?

C’est un sujet capital! Il importe d’éveiller très tôt l’intérêt des membres de la prochaine génération mais il ne faut jamais les forcer. Personnellement, j’espère qu’un ou deux membres de cette prochaine génération sera intéressé par reprendre la direction de notre entreprise familiale. Et pour minimiser les risques de conflits, nous avons rédigé une charte où sont définis les droits et les devoirs des membres de notre famille.

Considérez-vous une entrée en Bourse?

Cela n’est pas le cas car nous valorisons notre indépendance. Cette approche nous permet de rester agiles et d’adopter des stratégies à long terme. Cela fait cent ans que cette manière d’opérer marche bien et nous ne voyons pas la nécessité de changer même si un financement boursier nous permettrait de mettre plus rapidement en place certaines stratégies d’expansion.  

Êtes-vous en faveur des quotas de femmes?

Absolument pas. Je préfère favoriser les compétences et surtout l’égalité des chances. D’ailleurs, la majorité des membres de la direction de Caran d’Ache sont de la gent féminine.

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