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L’âme des soldats du monde entier sur la palette d’un peintre vaudois

Soldat algérien de 14-18
Venus d'Algérie, d'Inde, d'Afrique noire, d'Indochine, mais aussi de Grande-Bretagne et plus tard des Etats-Unis, les soldats qui donnèrent l'assaut final contre l'Allemagne sur le front de l'Ouest en 1917-18 formaient une armée multicolore. Musée national de la Légion d'Honneur)

Le musée de la Légion d’honneur de Paris expose l’intégralité des pastels de «poilus» du peintre Eugène Burnand. Une série étonnante, qui reflète la diversité de la coalition contre l’Allemagne.

Printemps 1917. Le peintre vaudois Eugène Burnand, 66 ans, s’installe dans son appartement parisien pour entreprendre sa dernière «mission»: dessiner au pastel l’armée alliée dans toute sa diversité. «Il s’agissait pour moi d’étudier le combattant moderne au point de vue psychologique», raconte Burnand dans son livre de bord «Liber Veritatis», jamais publié.

Le natif de Moudon est alors surtout réputé pour ses vues naturalistes de la Broye, la région qui l’a vu grandir, et pour ses tableaux religieux. Avec son contemporain et rival Ferdinand Hodler, il incarne la peinture suisse. Les deux hommes se disputent les honneurs des mêmes expositions, concourent aux mêmes projets, notamment les nouveaux billets de banque helvétiques.

Un monde pourtant sépare le modernisme en vogue de Hodler et le réalisme du Vaudois. «Mon arrière-grand-père était «altmodisch», allergique aux tendances du moment, il voyait le modernisme comme une fuite en avant», raconte Frédérique Burnand, présidente de la fondation du musée Eugène Burnand de Moudon. «Je ne dois pas oublier que je suis un vieux peintre isolé, protestant, d’allure réactionnaire», reconnaît Burnand dans son livre de bord.

Mission diplomatique

Survient la guerre. Le Conseil fédéral lui propose en 1917 une mission diplomatique: visiter les camps de prisonniers allemands en France. Un passeport diplomatique lui permettra de voyager en toute liberté à travers l’Hexagone. Burnand accepte le passeport. Mais refuse la mission, craignant une manipulation allemande. Berne s’est fourvoyé à son propos: Burnand est bien plus francophile que neutre.

En regagnant Paris, où il vivait avant-guerre, il a une idée en tête. Portraiturer les soldats qui combattent côté français. «Je me mis donc en campagne – arrêtant dans la rue les types qui frappaient mon attention – pénétrant les dépôts, où les commandants mettaient sans hésiter les hommes désignés par moi à ma disposition.»

Félix Vallotton, un autre peintre suisse dans la Grande Guerre

En juin 1917, Félix VallottonLien externe part au front. Pas comme soldat – il a déjà 52 ans – mais comme artiste en mission. Avec plusieurs collègues, le peintre vaudois, naturalisé français, assiste pendant une quinzaine de jours à la vie des armées françaises. Il fait des croquis de l’église en ruines de Souain, épicentre de la guerre en Champagne, de cimetières et des collines dévastées d’Argonne. Les tableaux tirés de ses croquis seront exposés au musée du Luxembourg en octobre 1917. Il sort de cette mission frustré. «Je ne crois plus aux croquis saignants, à la peinture véridique, aux choses vues, ni même vécues. C’est de la méditation seule que peut sortir la synthèse indispensable à de telles évocations.» (M.v.B.)

Burnand se fait «ethnographe». Son travail doit inclure toutes les ethnies et nationalités se battant sur le sol français. Du «grand Soudanais au cou de girafe» au «matelot  anglais rouge brique», en passant par le «Néocalédonien à la mâchoire d’anthropophage» ou encore le «Sikh hindou à l’âme fière et haute», explique-t-il, sans éviter les poncifs racistes de l’époque.

Sa langue a vieilli mais ses dessins restent poignants: tout ce monde est à égalité, du tirailleur marocain au général Nivelle, chacun a droit à un portrait, d’une rare puissance.

Peinture contre photographie

A la photographie triomphante qui inonde alors les journaux d’images de «poilus», Burnand oppose sa peinture, inspirée par la pensée du pasteur zurichois Johann Kaspar Lavater (1740-1801): les traits d’un visage, s’ils sont soigneusement mis en évidence, révèlent la personnalité d’un homme, mieux que la meilleure des photos.

Dans son étude, chaque «modèle» répond à une typologie préétablie. Il lui manque un aumônier protestant? «Le pasteur Nick me servit de modèle, témoigne Burnand: nature d’apôtre, âme de héros, figure presque légendaire dont il importait de fixer les traits si caractéristiques.»

La plupart des dessins témoignent d’une vraie rencontre. «Mon arrière-grand-père payait ses modèles de sa poche et leur offrait le thé, raconte Frédérique Burnand. Il souhaitait donner un visage aux combattants de l’ombre. Parfois, ceux-ci revenaient à l’atelier pour rendre visite au peintre et à son épouse.»

Plus

Les «coloniaux» au cœur de l’œuvre

Soldat birman, jamaïcai», baloutchi, indien, malgache, annamite, sénégalais, marocain: avant beaucoup d’historiens, Burnand sent l’importance de la participation des peuples non européens à la Grande Guerre. Comme le montrent les 101 pastels exposés au musée de la Légion d’honneur de Paris, le Vaudois donne leur place aux 600’000 coloniaux de l’empire français recrutés au cours de la Grande Guerre, dont 81’000 furent «tués à l’ennemi».

Sans le vouloir, Burnand devient le peintre officiel du «poilu» mondialisé. En 1919, 80 de ses portraits sont exposés au musée du Luxembourg. Le succès populaire – 15’000 visiteurs en un mois – lui vaut d’être décoré de la légion d’honneur.

Dans son entourage, certains jugent «qu’il manque à la série, pour la couronner, quelques ″grosses nuques″ – quelques chefs». Burnand hésite. Il finit par accepter le «patronage» du maréchal Foch, commandant des forces alliées. Rendez-vous est pris. Mais le Vaudois décède en février 1921, sans avoir pu peindre le chef de l’offensive victorieuse.

VOIR

Cent portraits pour un centenaire, les soldats de Foch vus par Burnand, exposition au Musée de la Légion d’honneurLien externe, du 11 novembre 2017 au 11 février 2018.

LIRE

«Eugène Burnand, la passion de peindre», par Philippe Kaenel, éditions Favre.

«Le silence des peintres, les artistes face à la Grande Guerre», par Philippe Dagen, éditions Fayard.

«Portraits de la Grande Guerre: les pastels d’Eugène Burnand au musée de la Légion d’honneur», éditions ECPAD.

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