Comment la Suisse conjugue passion des armes et sécurité
La Suisse est l’un des pays les plus armés au monde. Elle est aussi l’un des plus sûrs, et les fusillades telles que celle récemment survenue à Sion y sont rares. Cet apparent paradoxe tient à une culture des armes intrinsèquement différente de celle des Etats-Unis. Quel est le secret?
«J’ai acheté un revolver, un Smith & Wesson 64, et un pistolet Colt National Match.» Sébastien, tout sourire, est satisfait de ses emplettes. Nous rencontrons ce passionné, collectionneur d’armes et tireur, début décembre à la Bourse aux Armes de Lausanne, dont il est un habitué.
Dans les travées du centre de congrès de Beaulieu, un public venu de tout le pays, surtout composé d’hommes mais aussi de familles, flâne parmi une centaine de stands où se côtoient râteliers à fusils, pistolets modernes et anciens, coutellerie rutilante ou kits de survie.
L’ambiance est bon enfant, ponctuée par les annonces au micro du menu du restaurant. Les agents de sécurité, nombreux compte tenu de la nature de l’événement, se font oublier. Ici, on peut tester les armes et repartir avec, si l’on dispose des autorisations nécessaires. Une arme de poing se vend en moyenne plusieurs centaines de francs.
>> Notre reportage en vidéo à la Bourse aux armes de Lausanne:
La cote de popularité des armes au plus haut
Les amateurs d’armes sont nombreux en Suisse. Certains lient leur passion à un grand-père qui leur a appris à tirer, d’autres à l’influence des films d’action ou à leur service militaire. L’édition 2023 de la Bourse aux armes de Lausanne, l’un des plus importants rendez-vous de ce type, a attiré plus de 7000 visiteurs en trois jours, un nombre en hausse de 3% par rapport à 2022.
Et l’envie de s’armer ne fléchit pas, au contraire. Durant la Bourse, plusieurs centaines de permis d’achat d’arme ont été délivrés par les trois bureaux de police qui y tenaient un stand. Selon les chiffres fournis à swissinfo.ch par les 26 polices cantonales, plus de 45’000 permis d’acquisition d’armes à feu ont été délivrés en 2022, le plus haut volume observé depuis 2015.
Entre 2019 et 2022, le nombre d’autorisations a augmenté de 10% en moyenne, plus fortement dans les cantons ruraux. Une hausse difficile à analyser, puisque les demandes de permis n’ont pas à être motivées – un manque de visibilité d’ailleurs dénoncé par la députée verte zurichoise Marionna Schlatter, auteure d’une motion actuellement en débat au Parlement (voir encadré).
Le marché des armes est toujours très dynamique, avec des passionnés qui «continuent d’acheter, de vendre et de s’échanger des armes», constate Marc de Montet, armurier et membre du comité d’organisation de la Bourse aux Armes.
Certains analystes ont avancé que la dégradation du sentiment de sécuritéLien externe liée au contexte géopolitique international (pandémie, guerre en Ukraine) pourrait stimuler l’envie de s’armer.
Mais, selon Marc de Montet, la principale explication réside dans la popularité grandissante du tir sportif, une discipline qui représente la «grande majorité des raisons d’achat» et «intéresse de plus en plus la gent féminine».
Les femmes représentent environ 15% des 130’000 membres de la Fédération sportive suisse de tir et le nombre de jeunes tireuses est en hausse. En 2022, 1800 filles ont suivi un cours pour jeunes tireurs (dès 15 ans) sur un total de 8100, soit près du quart. Il y a dix ans, elles étaient environ 1100 sur les 7000 participants (16%).
Le nombre de chasseurs est quant à lui estimé à 30’000.
La législation sur l’acquisition d’armesLien externe à feu en Suisse est plutôt souple en comparaison internationale, notamment par rapport à ses voisins. L’acquisition est soumise à un permis, dont toute personne majeure peut faire la demande, à l’exception des personnes ayant un casier judiciaire et des ressortissants de quelques pays listés comme sensibles par les autorités.
Lors d’une première demande, une enquête est menée sur la personne demandeuse. En moyenne, l’obtention prend entre deux et trois semaines.
Depuis la réforme de 2019, l’acquisition d’armes semi-automatiques de grande capacité n’est plus possible que pour le tir sportif et les collections. Elle doit faire l’objet d’une autorisation exceptionnelle.
La législation suisse sur le port d’armesLien externe est, en revanche, beaucoup plus restrictive, ce qui est une grande différence par rapport aux Etats-Unis. Transporter une arme dans l’espace public n’est autorisé que lors des déplacements vers la zone de chasse ou le stand de tir, munitions séparées de l’arme.
Le permis de port d’arme n’est accordé qu’aux personnes qui en ont un besoin professionnel (agents de sécurité, convoyeurs de fonds, etc.) ou doivent se protéger contre un danger, à la seule condition qu’il soit «tangible». Le permis est soumis à un examen sur le maniement d’une arme.
«L’ADN de la Suisse»
La Suisse, pays neutre réputé paisible, est pourtant l’un des pays les plus armés au monde, selon l’organisation Small Arms SurveyLien externe, basée à Genève, qui produit les analyses de référence dans le domaine. Selon sa dernière estimation remontant à 2018, plus de 2,3 millions d’armes à feu étaient en circulation à l’échelle nationale, sans compter les 360’000 armes des forces de l’ordre.
Avec près de 28 armes détenues par des particuliers pour 100 habitants, la Confédération se place en 4e position en Europe occidentale (après la Finlande, l’Autriche et la Norvège) et au 14e rang mondial – le record étant de loin détenu par les Etats-Unis (plus de 120 armes pour 100 habitants).
«Les armes, c’est un peu l’ADN de la Suisse», résume le passionné Philippe Aeschlimann, en référence à l’armée de milice et au service militaire obligatoire. Les conscrits gardent leur arme d’ordonnance chez eux, et peuvent la racheter pour une somme modique après l’armée, ce qui contribue aussi à expliquer que beaucoup de Suisses aient une arme dormant dans un placard.
Les informations sur la possession d’armes sont consignées à l’échelon cantonal et ne sont pas publiques. Une plateformeLien externe en ligne existe, mais sa consultation est réservée aux forces de l’ordre.
Certaines personnes, dans les milieux académiques et politiques, regrettent ainsi la difficulté de faire une analyse précise de la situation dans le pays.
La députée écologiste zurichoise Marionna Schlatter est à l’origine d’une initiative parlementaireLien externe réclamant la création d’un registre centralisé, actuellement débattue au Parlement. Selon elle, «il n’y a pratiquement aucun pays en Europe qui ne dispose pas d’un registre national des armes». Un tel dispositif permettrait aussi, selon elle, d’améliorer préventivement la sécurité.
Approuvée par la Commission de la politique de sécurité du Conseil national, l’initiative a été refusée en novembre par son pendant à la Chambre haute du Parlement et sera à nouveau discutée. La majorité de la commission a fait valoir que les outils actuels étaient suffisants.
«Un registre national n’apporterait aucune plus-value en matière de sécurité publique mais engendrerait au contraire un surcroît de travail administratif et des doublons», lit-on dans son communiquéLien externe.
Des arguments que ne comprend pas Marionna Schlatter. «En Suisse, on sait combien il y a de chats ou de vaches, mais on ne peut pas savoir combien d’armes sont en circulation?»
Vingt fois moins d’homicides qu’aux Etats-Unis
Malgré cette grande disponibilité des armes, on tue relativement peu par arme à feu en Suisse. Le pays fait ainsi figure de paradoxe, voire de modèle, souvent cité à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis, où la violence des armes fait constamment la Une. En 2018, le Daily ShowLien externe, émission très populaire, avait d’ailleurs consacré un sujet à cette question.
Selon le Global Health Data ExchangeLien externe, le taux d’homicides par arme à feu s’établissait en 2019 à environ 0,2 pour 100’000 habitants, dans la même fourchette que ses voisins européens et 20 fois inférieur à celui des Etats-Unis – la moyenne mondiale étant à près de 3 pour 100’000. Les armes à feu ont été utilisées dans 11 homicides et 9 tentativesLien externe en Suisse l’année dernière.
Alors qu’aux Etats-Unis, les tueries dites «de masse» font chaque année des milliers de victimesLien externe – la dernière en date a fait 18 morts à Lewiston, dans le Maine, fin octobre – la Suisse échappe très largement à ce phénomène. La dernière tuerie d’une ampleur comparable remonte à 2001, dans le parlement de Zoug. Des fusilladesLien externe existent bien sûr, mais elles restent épisodiques.
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L’exemple le plus récent date de décembre, lorsqu’un tireur a fait deux morts et un blessé à SionLien externe, le chef-lieu du Valais, causant l’émoi en Suisse romande. Le suspect, arrêté à l’issue d’une course-poursuite, possédait deux armes enregistrées auprès de la police.
Des contextes incomparables
«La présomption selon laquelle le taux de possession d’armes à feu dans la population détermine le nombre d’homicides par arme à feu vient des recherches menées aux Etats-Unis, mais ce n’est pas applicable pour l’Europe», explique la criminologue Nora MarkwalderLien externe, de l’Université de Saint-Gall.
Le tissu social et politique des pays, notamment s’il y règne de fortes tensions ou de profondes inégalitésLien externe, joue un rôle majeur. Le contexte européen, et suisse en particulier, est incomparable avec celui des Etats-Unis. «On a une autre constitution de la population, une autre structure de la possession d’armes, une autre culture», souligne la chercheuse.
Une des particularités américaines est que beaucoup de gens y achètent ou utilisent des armes à feu dans un but d’autodéfense, ce qui est très rarement le cas en Suisse. Dans certains Etats américains, l’usage d’armes létales motivé par la légitime défense, en particulier sur les propriétés privées, est largement protégé par des législations polémiques dites «Stand Your GroundLien externe».
Les spécialistes que nous avons interrogés sont unanimes sur la spécificité du rapport helvétique aux armes, mélange de familiarité, de formation aux mesures de sécurité, parfois dès le plus jeune âge, et de responsabilité individuelle. «Quand on regarde le nombre de cartouches tirées dans toute la Suisse pour tous les événements, on a extrêmement peu d’accidents», en veut pour preuve l’armurier Marc de Montet, également tireur et instructeur.
Nora Markwalder est co-auteure d’une étudeLien externe parue au printemps 2023 sur les homicides par arme à feu dans cinq pays européens, dont la Suisse. La Finlande y est présentée comme le pays dont le profil est le plus proche – un pays également très armé en raison d’une tradition de chasse bien ancrée, où le taux d’homicides par armes à feu est lui aussi très bas. Cette recherche conclut que dans les pays européens, le principal déterminant du taux global d’homicides est la taille et l’activité du milieu criminel.
Des drames derrière des portes closes
Mais il y a aussi des points noirs en Suisse. Contrairement à d’autres pays étudiés, l’usage des armes à feu y est très large et n’est pas cantonné au banditisme, pointe Nora Markwalder. Et certaines catégories de personnes, en premier lieu les femmes, sont plus à risque d’en être victimes, ce qui tend à passer sous le radar avec le bas niveau général des crimes.
«En comparaison internationale, les armes à feu sont plus souvent utilisées dans le contexte de féminicides et d’homicides familiaux», indique la scientifique. Les statistiques des homicidesLien externe depuis 2009 montrent que l’arme à feu est la méthode la plus utilisée pour tuer des femmes. Cela a été le cas dans 30,3% des 350 meurtres de femmes, contre 28,5% des 316 meurtres d’hommes.
Pour la criminologue, la disponibilité des armes à feu dans la sphère domestique est incitative. «L’arme à feu est un moyen beaucoup plus rapide, facile, distancié et létal qu’une arme blanche, qui nécessite d’utiliser la force et d’être plus proche», explique-t-elle. La criminologue ajoute que plus de 80% des constellations, ou «drames familiaux», dans lesquelles l’auteur tue sa partenaire et ses enfants avant de se suicider, sont commis par arme à feu dans le pays.
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Il a par ailleurs été largement documenté que la disponibilité des armes dans les foyers augmente le risque de suicide. Le taux suisse de suicide par arme à feu est l’un des plus élevés au monde (2,5 pour 100’000), derrière celui de la Finlande (2,7), le plus haut s’observant aux Etats-Unis (7).
Sur 220 décès dus aux armes à feu en Suisse en 2022, 200 étaient des suicides, ce qui préoccupe de longue date des milieux de la prévention. «Une méthode de suicide très accessible accroît le risque de passage à l’acte, et une méthode très létale comme l’arme à feu accroît le risque de décès», écrit l’association Stop Suicide dans une note d’informationLien externe.
Pour la députée écologiste Marionna Schlatter, il y aurait là motif à agir pour tenter de rendre les armes moins accessibles. «Je ne vise évidemment pas le tir sportif, insiste-t-elle. Mais je pense qu’il y a beaucoup d’armes qui traînent, simplement parce qu’elles ont été acquises d’une manière ou d’une autre, et qui représentent un risque latent.»
«Il est évident que davantage d’armes ne rendent pas la Suisse plus sûre», estime la politicienne. Et vous, qu’en pensez-vous? Laissez-nous un commentaire dans l’espace ci-dessous:
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Relu et vérifié par Samuel Jaberg
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