Contre l’obscurantisme, la science a gagné des batailles, mais la guerre continue
Racisme, complotisme, extraterrestres: en ces temps où savoir et opinions se valent sur les réseaux sociaux, le dernier essai de François Rothen a une mission salutaire: rappeler que la science lutte depuis toujours contre les croyances – et que sa victoire n’est jamais totale.
Physicien à la retraite, François Rothen aime explorer la construction de la pensée scientifique et la rendre accessible au plus grand nombre. Ces vingt dernières années, il a publié neuf essais sur la physique, l’astronomie et l’histoire des sciences. Son dixième ouvrage, Les combats de la science*, réveille Galilée, Darwin et tous ceux (les femmes étaient encore rares à l’époque) qui ont livré bataille contre les conceptions de leur temps. Il traite aussi largement du racisme, pour rappeler qu’il ne repose sur aucune base scientifique.
Un examen salutaire de nos propres convictions, que chacune et chacun pourra confronter aux faits.
swissinfo.ch: Pourquoi ce livre, sur des questions dont on imagine qu’elles vous ont travaillé pendant toute votre carrière?
François Rothen: En tant que scientifique, et je pense de par ma tournure d’esprit, je suis opposé à l’obscurantisme. Mais ne voyez pas de lien chronologique entre la parution de ce livre et la pandémie de Covid, avec tous les pseudo-débats qui l’ont accompagnée.
Le Covid, dont justement votre livre ne parle pas…
Le manuscrit était prêt au début de la pandémie, qui en a retardé la parution. Mais il y a aussi le fait que je ne suis pas médecin, ce sont plutôt les sciences physiques qui m’intéressent – et pour lesquelles je me sens un peu compétent.
Et puis, j’ai trouvé que les attaques des complotistes à l’occasion de la pandémie étaient plus dirigées contre les politiques que contre les scientifiques.
François Rothen est docteur en physique de l’Université de Lausanne. En 1975, il est nommé professeur à l’Institut de physique expérimentale de Lausanne, après un passage à l’Université de Marburg, en Allemagne. Dès lors, il accomplit de fréquents séjours à l’Université de Paris-Sud. Ses recherches ont porté sur la supraconductivité, les cristaux liquides et l’étude de la morphogenèse.
Il s’intéresse depuis toujours à l’astronomie et à l’histoire des sciences. Il prend sa retraite en 2001 et se consacre à l’écriture d’ouvrages de vulgarisation et d’histoire des sciences.
Le livre commence par un sujet proche de l’astronomie, qui est un de vos dadas: les extraterrestres. Avez-vous l’impression que sur ce sujet, le public est plutôt dans la croyance ou dans le savoir?
Si je regarde autour de moi, avec mes proches, nous sommes plutôt sur la même longueur d’onde, mais certaines personnes sont quand même irrésistiblement du côté des croyances.
Pour ma part, je parierais pour l’existence de civilisations extraterrestres. Mais elles sont très loin de nous. Et toutes les tentatives pour entrer en contact avec elles ont échoué jusqu’ici. Dans ce domaine, la science a fait d’énormes progrès ces dernières années, en démontrant la quantité et la diversité des planètes dans la Galaxie. Des planètes dont par ailleurs, nous commençons à découvrir les caractéristiques, et dont certaines seraient favorables à l’éclosion de la vie.
Mais encore une fois, à cause des distances astronomiques, je ne crois pas que des extraterrestres soient jamais entrés en contact avec les humains.
Le racisme occupe une grande place dans votre livre. Même s’il continue de faire des ravages, on voit ici une victoire de la science. Plus personne aujourd’hui n’ose se revendiquer des sinistres théories des 19e et 20e siècles qui prétendaient fonder la discrimination sur la science…
Moi qui suis un vieux bonhomme [né en 1936], j’ai encore des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et de la découverte des camps. Et ça m’a marqué à vie. Même si je sais que l’on n’a pas fait cela qu’aux Juifs et qu’hélas, le racisme est beaucoup plus large.
Mais en effet, le racisme qui cherchait des fondements dans la science, et qui a culminé avec les nazis, a disparu. Je n’en ai jamais retrouvé de traces.
Vous vous penchez sur le cas du naturaliste et géologue suisse de 19e siècle Louis Agassiz, également connu pour ses positions racistes. Selon vous, faut-il, comme certains le demandent régulièrement, débaptiser la montagne et les glaciers qui portent encore son nom?
Non. Je ne le ferais pas. Si vous lisez par exemple Un savant séducteurLien externe, le livre que lui a consacré l’archéologue neuchâtelois Marc-Antoine Kaeser, vous verrez qu’Agassiz n’était certes pas un saint, mais qu’il s’alignait sur des convictions très répandues à son époque. Son racisme était le racisme «scientifique» dont on vient de parler. Il ne croyait pas à l’évolution darwinienne. Son père était pasteur, il avait gardé une certaine foi, et à cette époque, le darwinisme et la foi religieuse s’opposaient.
D’un autre côté, c’était un grand scientifique. C’est quand même lui qui a découvert les glaciations, qui a compris l’importance qu’elles ont eue en tant qu’épisode géologique récent.
Encore une fois, il est très difficile de juger un personnage qui a vécu à une époque tellement différente.
Et à notre époque, est-ce que nous voyez l’esprit scientifique plutôt en position de force face aux croyances et aux pseudo-sciences, ou plutôt en position de faiblesse?
L’esprit scientifique est une tentative de comprendre ce qui se passe autour de nous et en nous, mais en se donnant des règles, qui obéissent à la raison, et bien sûr à l’impératif de vérification. Ces règles ne sont pas évidentes, elles ont mis des siècles à s’imposer.
Malgré cela, les croyances sont toujours là. Elles se séparent en deux groupes. Il y a les croyances spirituelles, contre lesquelles la science n’a rien à dire, et il y a les croyances de nature matérielle, souvent héritées de la préhistoire. Et là, la science a quelque chose à dire.
Hélas, contre les croyances, l’esprit scientifique n’a pas beaucoup de force. Il repose sur le raisonnement, l’observation et l’expérience, alors que les croyances reposent sur autre chose.
Maintenant, au 21e siècle, tout de même, l’esprit scientifique s’est emparé d’une bonne partie de notre civilisation, on ne peut pas le nier. Même si les réseaux sociaux offrent une formidable tribune à l’obscurantisme, je vois quand même les complotistes de tout poil plutôt comme des marginaux.
Parmi les combats de la science, il y a celui contre le réchauffement climatique. Et là, malgré les preuves qui s’accumulent depuis des décennies, on continue à ne pas agir, ou à agir trop timidement. Est-ce une défaite de la science?
Dans ce cas, la science n’est pas en conflit avec la croyance, mais plutôt avec la cupidité des grands acteurs économiques et la vision à court terme des politiques. Presque tout le monde admet la réalité et les dangers du réchauffement climatique, mais si l’on veut lutter contre, il faut faire de grands sacrifices, que nous ne sommes majoritairement pas prêts à faire.
Cela me rend pessimiste pour l’avenir. J’aurais de la peine à citer dans le passé un danger similaire à celui du danger climatique, et je pense que la civilisation humaine ne va pas avoir une durée de vie aussi longue que l’on pouvait l’imaginer il y a encore 50 ans.
* François Rothen: Les combats de la science – Racisme, créationnisme, spécisme, pensée magique… 500 ans de lutte contre l’obscurantisme. EPFL PRESS, 2022, 280 pages
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