Des perspectives suisses en 10 langues

L’affaire Mabetex et les dessous du pouvoir russe

Poutine
Les ors du Kremlin conviennent bien à Vladimir Poutine. C'est pourtant son prédécesseur Boris Eltsine qui a fait rénover le palais - par une entreprise suisse, sur fond de corruption à coups de dangereux millions. Keystone / Pavel Bednyakov / Sputnik / Krem

Le 7 mai 2000, le Grand Palais du Kremlin accueille la cérémonie d’investiture de Vladimir Poutine, nouveau président de la Russie. L’édifice a été rénové peu avant, à la demande de Boris Eltsine. Les lustres brillent de mille feux. Mais derrière les dorures se dissimule une histoire beaucoup plus sombre, celle d’une affaire de corruption.

Contenu externe

Pour faire ces coûteux travaux, le pouvoir russe n’a pas choisi une entreprise nationale: il a fait appel à Mabetex, une petite société de bâtiment – travaux publics basée au Tessin, tout près du lac de Lugano. Cette entreprise a été fondée par un Kosovar nommé Behgjet Pacolli, qui a développé des liens avec des hauts-fonctionnaires russes.

«Une petite banque avec une très mauvaise réputation»

Mais le contrat entre le Kremlin et Mabetex semble louche à un certain Felipe Turover, ex-agent du KGB. Pendant longtemps, cet homme a supervisé les paiements clandestins du pouvoir russe. En clair, il était le «trésorier de l’ombre» de Moscou. C’est lui qui avait été chargé notamment de trouver un endroit discret pour gérer les fortunes cachées. Et pour ça, il avait ciblé la Banque du Gothard, un établissement bancaire suisse. Il cherchait alors «une petite banque avec une très mauvaise réputation»…

Mais après des années de loyauté au Kremlin, Felipe Turnover s’impatiente. Pour lui, la déliquescence de Boris Eltsine va trop loin et il faut que les choses changent. Il devient lanceur d’alerte et alerte les justices suisse et russe. Avec un mot à la bouche: corruption.

Blanchiment et pots-de-vin

Pour enquêter sur les liens entre le blanchiment d’argent et les pots-de-vin de l’affaire Mabetex, les journalistes Marie Maurisse et François Pilet sont allés notamment à la rencontre de la procureure suisse Carla del Ponte pour recueillir, pour la première fois sur ce dossier, son témoignage.

Le 22 janvier 1999, c’est la panique au siège de Mabetex: des policiers suisses débarquent sans prévenir dans l’entreprise de construction. Ils commencent à prélever des ordinateurs et des documents. Cette perquisition est très médiatisée et une enquête est ouverte. Les recherches révèlent que l’entreprise a fait émettre des cartes de crédit au nom des filles de Boris Eltsine, Tatyana Dyachenko et Yelena Okulova. Officiellement, ces cartes bleues servent aux dépenses courantes de la famille, quand elle voyage à l’étranger…. Mais les montants, qui dépassent le million de francs, sont énormes.

Carla Del Ponte est à l’époque procureure fédérale à Berne. Ce qu’elle soupçonne, c’est que Mabetex verserait en fait des pots-de-vin au Kremlin, pour le remercier de lui avoir attribué ces appels d’offres. Elle collabore avec son homologue russe, Iouri Skouratov. Mais lors d’un voyage à Moscou, elle comprend que le pouvoir est en train d’étouffer l’affaire. «Alors je me souviens que cette nuit-là, je n’ai pas dormi à l’hôtel, mais à l’ambassade suisse, parce que je me suis dit que c’était plus prudent si quelqu’un venait me chercher. Et puis le lendemain, je suis partie à toute vitesse», dit-elle.

En coulisses, Poutine s’agite

Car en coulisses, un certain Vladimir Poutine s’agite. Il est alors chef des services secrets russes, le KGB. En mars 1999, une vidéo de Iouri Skouratov est rendue publique. Elle le montre en compagnie de deux jeunes femmes dénudées. Le scandale est total. C’est Vladimir Poutine qui annonce, en direct à la télévision, que le document est authentique. Skouratov disparaît de la circulation. «Le fait que Vladimir Poutine maîtrise en fait la situation tout d’un coup le place sur le radar. Au fond, ce personnage qui est assez obscur mais qui a vite grimpé les échelons du Kremlin et possède déjà un bon réseau d’influence, apparaît tout à coup comme l’homme de la situation», résume Sylvain Besson, journaliste suisse qui a travaillé sur le sujet.

Sans la collaboration de la Russie, l’enquête de Carla Del Ponte patine. Elle-même quitte son poste fin 1999 pour rejoindre la Cour pénale internationale de La Haye. Le parquet de Genève reprend le dossier en se concentrant sur l’intermédiaire Pavel Borodine.

Intendant du Kremlin et de l’argent sale

Né en 1946 au Sud de la Sibérie, l’homme a fait toute sa carrière dans l’administration russe et a donc fini comme «intendant du Kremlin». A ce titre, c’est lui, notamment, qui est le titulaire des comptes cachés des apparatchiks en Suisse. Tout est à son nom. En clair: il gère l’argent sale… Le 18 janvier 2001, Pavel Borodine est arrêté à l’aéroport JFK, à New York, à la demande de la Suisse. Il est extradé et incarcéré à la prison de Champ Dollon, près de Genève. Puis, le fonctionnaire russe est libéré sous caution en attendant son procès…

Au final, cette immense affaire accouchera d’une souris. Pavel Borodine a été condamné par ordonnance pénale, mais parvient à s’enfuir vers la Russie, où l’on a perdu sa trace. Après l’élection de Vladimir Poutine, l’affaire Mabetex est officiellement classée. Behgjet Pacolli, qui a toujours nié les faits lui étant reprochés, n’est plus inquiété. Il se retire au Kosovo et se lance en politique. Il est élu président de la République en 2011, même s’il n’est resté que quelques mois à ce poste. Son entreprise Mabetex a continué ses activités avec succès et a par la suite emporté un très gros marché auprès du Kazakhstan. Quant à la Russie, elle n’a plus jamais collaboré avec la Suisse dans des dossiers de criminalité économique…

Dangereux millions
swissinfo.ch

Coproduit par swissinfo.ch, Europe 1 Studio et Gotham City, «Dangereux millions» raconte comment la Suisse est devenue la lessiveuse des escrocs du monde entier. Le prochain et avant-dernier épisode sera consacré à «l’affaire HSBC» et décrira le plus grand vol de données de l’histoire des banques suisses.


Les plus appréciés

Les plus discutés

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision