Des perspectives suisses en 10 langues

Des anti-monarchistes veulent attaquer Juan Carlos en actionnant la justice suisse

Juan Carlos
L'ancien roi d'Espagne, Juan Carlos I. Keystone / Daniel Ochoa De Olza

Des activistes espagnols font du lobbyisme en Suisse pour que l’ancien roi d’Espagne soit poursuivi en justice. Ils se méfient du système judiciaire de leur pays et espèrent qu’un verdict suisse mettrait la pression sur les autorités espagnoles, afin qu’elles enquêtent sur d’autres soupçons de corruption au sein de la famille royale.

L’ancien roi d’Espagne, Juan Carlos, est soupçonné de corruption, blanchiment d’argent et évasion fiscale. La présence de comptes en Suisse a conduit le Ministère public genevois à enquêter également sur l’entourage de l’ex-souverain.

Des militants espagnols tentent de faire pression en Suisse pour que Juan Carlos soit poursuivi en justice. Deux organisations s’engagent sur territoire helvétique: l’ONG Òmnium Cultural et le collectif citoyen Mujeres X la República. 

En septembre, Mujeres X la República a transmis à l’ambassadeur de Suisse en Espagne ainsi qu’aux parlementaires suisses et aux médias une lettre ouverte adressée au Ministère public genevois. Dans ce courrier, signé par environ cent personnes, les activistes écrivent que seule la Suisse peut juger l’ancien roi de manière indépendante et équitable, car la justice espagnole ferme les yeux depuis des années sur les agissements de Juan Carlos.

En décembre 2018, un sondage d’opinion est organisé à Madrid pour savoir si la population préférerait une monarchie ou une république. Parmi les organisateurs de cette consultation populaire figure un groupe de femmes qui fonde par la suite le collectif Mujeres X la República. Elles militent avant tout pour les droits civiques et les droits des femmes.

Des activistes demandent le gel des comptes

L’organisation Òmnium Cultural va encore plus loin: elle a demandé le 1er juillet dernier le blocage des comptes bancaires de Juan Carlos en Suisse. Les autorités ont refusé d’accéder à cette requête, car elles estiment que les conditions particulièresLien externe permettant le blocage de valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées à l’étranger ne sont pas remplies.

En septembre, le parlementaire Christian Dandrès a déposé une interpellationLien externe pour obtenir du gouvernement suisse des éclaircissements sur les avoirs de Juan Carlos. L’élu aimerait savoir «quelles mesures ont été prises par le Conseil fédéral pour s’assurer du respect du cadre légal et de la restitution d’éventuels biens mal acquis».

«Je n’ai pas été en contact direct avec Òmnium Cultural», nous précise Christian Dandrès. Mais il a travaillé avec des militants contre le blanchiment d’argent à Genève qui étaient en relation avec l’ONG.

Il n’est pas rare en Suisse que des lobbyistes fassent part de leurs préoccupations aux parlementaires, qui déposent ensuite des interventions. Lorsque des acteurs étrangers sont impliqués, cela peut parfois s’avérer problématique, comme l’a montré l’«affaire kazakh». Mais Christian Dandrès n’a pas peur d’être manipulé, il estime que l’enjeu principal est que la Suisse lutte de manière plus efficace contre le blanchiment d’argent. «La question concerne la Suisse, même si elle a une dimension internationale.»

Fondée pendant la dictature franquiste en tant qu’organisation culturelle de promotion de la langue catalane, Òmnium Cultural est aujourd’hui la plus importante organisation séparatiste de Catalogne avec l’Assemblée nationale catalane (ANC). L’ONG a des finances relativement solides et un bon réseau, y compris en Suisse. Elle compte actuellement 183’000 membres.

La justice espagnole est partiale, dénoncent les activistes

Mujeres X la República espère que Juan Carlos sera condamné en Suisse. Cela ouvrirait la voie en Espagne vers des investigations sur d’autres soupçons de corruption en lien avec la famille royale, explique Cristina Ridruejo, membre du collectif. «La justice espagnole a montré à de multiples reprises qu’elle détourne le regard lorsqu’il s’agit de potentiels délits commis par le roi. C’est pourquoi nous avons besoin de l’aide d’autres pays.»

D’après la militante, l’une des raisons pour lesquelles la justice espagnole est incapable de juger le roi de manière impartiale et indépendante est l’absence de séparation des pouvoirs. Comme en Suisse, les juges sont politiquement élus.

Plus

Òmnium Cultural considère aussi que la justice espagnole fait preuve de partialité: «Nous pensons que l’Espagne ne jugera jamais la famille royale de manière indépendante, car cela signifierait admettre que le pays a été gouverné durant 40 ans par une personne corrompue», confie l’un des porte-paroles de l’ONG.

Malgré les informations transmises par la Suisse et l’ouverture d’une enquête à Genève, les tribunaux espagnols ont jusqu’ici refusé de lancer une procédure à l’encontre de Juan Carlos. De plus, la législation actuelle garantit au roi une large immunité qui, selon la Cour suprême espagnole, inclut également les actes privés accomplis durant son mandat. Une position qui contraste avec le droit international, où l’immunité n’est garantie que pour les actes officiels. «C’est pour cela que nous croyons qu’un pays comme la Suisse pourra mieux juger de cette affaire à distance», ajoute le porte-parole.

Quels sont les véritables objectifs des activistes?

Mujeres X la República ne s’implique pas seulement en faveur de poursuites judiciaires contre Juan Carlos, mais remet en cause la monarchie dans son ensemble. Le collectif se base sur un sondage d’opinion mené à Madrid pour affirmer qu’une majorité de la population préférerait une république plutôt qu’une monarchie.

Une rue à madrid
Des touristes posent devant une affiche de l’actuel couple royal espagnol, Felipe et Letizia, sur la façade de la maison du siège du gouvernement à Madrid. Keystone / Luca Piergiovanni

L’organisation Òmnium Cultural, en revanche, est composée de séparatistes catalans qui militent pour avoir leur propre État. «Le roi représente l’État espagnol qui est contesté par ces séparatistes, explique le professeur de droit de l’Université de Zurich Urs Saxer. Ce rejet remonte à la conquête de Barcelone en 1714, lors de la guerre de Succession d’Espagne. Une procédure judiciaire contre l’ancien roi Juan Carlos pourrait affaiblir la monarchie, et ainsi l’État espagnol en général.»

Manifestation
Des membres d’Òmnium Cultural ont manifesté le 11 septembre dernier à Barcelone. Keystone / Enric Fontcuberta

Que ces militants combattent la monarchie n’est pas surprenant, estime le professeur de droit catalan à l’Université de Barcelone Xavier Arbós Marín. Le mouvement indépendantiste catalan considère la monarchie comme le talon d’Achille de la démocratie espagnole. «L’un des arguments en faveur d’une sécession est la faible qualité démocratique de l’État espagnol. La monarchie est donc une cible logique, tout particulièrement avec le comportement répréhensible de Juan Carlos.»

Les militants cherchent à se faire entendre à l’étranger

En faisant résonner leurs préoccupations en Suisse, les activistes tentent d’attirer l’attention des autres pays. «Les séparatistes, comme les Catalans, cherchent souvent un soutien à l’étranger, relève Urs Saxer. Avec l’espoir que les États et les organisations internationales fassent pression sur les autorités de leur pays.»

Le succès d’un mouvement séparatiste dépend de la reconnaissance des autres États, précise le professeur de droit zurichois. Une Catalogne indépendante ne peut exister qu’avec le soutien d’importants acteurs européens. «Une partie de la stratégie d’internationalisation des militants catalans consiste en l’exil de Carles Puigdemont en Belgique et celui d’autres séparatistes comme Marta Rovira ou Anna Gabriel en Suisse romande.»

Xavier Arbós Marín arrive à la même analyse: «L’activité des militants en Suisse fait sans doute partie de leur stratégie d’internationalisation.»

des chaises dans une rue
Le 11 septembre dernier à Barcelone, Òmnium Cultural a placé 2850 chaises vides dans la rue pour chaque séparatiste poursuivi par la justice espagnole. Keystone / Enric Fontcuberta

L’espoir pourrait ne pas durer

La Suisse ne va pas forcément réagir aux sollicitations des militants espagnols. Le gouvernement doit répondre d’ici la session parlementaire de décembre aux questions soulevées par l’interpellation de Christian Dandrès.

Il est peu probable que les comptes bancaires de Juan Carlos soient gelés, estime Urs Saxer: «Les dispositions de la loi suisse sur le blocage des valeurs patrimoniales sont prévues pour d’autres situations, liées à des États où la corruption est notoire ou qui ne disposent pas de structures fonctionnelles. Ce qui n’est manifestement pas le cas de l’Espagne, car il s’agit d’un État de droit démocratique capable de soumettre facilement une demande d’entraide judiciaire à la Suisse.»

Les plus appréciés

Les plus discutés

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Joignez-vous à la discussion

Les commentaires doivent respecter nos conditions. Si vous avez des questions ou que vous souhaitez suggérer d'autres idées de débats, n'hésitez pas à nous contacter!

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision