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Des fonds «verts» de banques suisses financent des cimentiers et pétroliers

cheminée émettant de la fumée polluante
Des groupes controversés comme Lonza, Holcim et Nestlé sont financés par des fonds "verts" (image d'illustration). Keystone / Barbara Gindl

Des fonds de placement «durables» de banques suisses investissent dans des entreprises actives dans le pétrole, le ciment, la chimie ou encore l'agro-alimentaire, a dévoilé une enquête de la RTS. Greenwashing? La branche s'en défend.

Investir son argent tout en faisant un geste pour l’environnement et la société? C’est la promesse des banques, qui multiplient ces derniers mois les campagnes publicitaires pour leurs fonds de placement durables. En tant qu’investisseur, on vous promet de participer à la transition vers une économie verte car votre argent doit financer des groupes qui respectent des critères stricts en matière d’environnement.

Cette formule plaît et ces produits cartonnent. En Suisse, le total des actifs gérés par des fonds durables a atteint 694,5 milliards de francs fin 2020, soit 48% de plus qu’un an auparavant, d’après le rapport 2021Lien externe de Swiss Sustainable Finance. Ils dépassent dorénavant les fonds traditionnels.

Mais de quoi sont-ils exactement composés? La cellule data de la RTS et l’émission TTC ont passé au crible les produits de trois banques suisses aux profils variés: UBS, Raiffeisen et la Banque cantonale neuchâteloise (BCN).

L’enquête de l’émission T.T.C. (Toutes taxes comprises) de la RTS:

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Gros émetteurs de CO2 dans des fonds verts

Malgré une transparence très partielle – seules les 10 premières actions ou obligations d’un fonds sont indiquées dans la documentation des banques -, tous les établissements analysés présentent des actions incohérentes dans leurs portefeuilles verts, bien loin des images de panneaux solaires utilisées pour leur promotion.

Nestlé et Lonza apparaissent par exemple à plusieurs reprises dans les fonds durables d’UBS et de la BCN. La multinationale basée à Vevey est pourtant fréquemment critiquée par les organisations environnementales, entre autres pour son utilisation intensive de l’huile de palme. Quant au groupe chimique bâlois, il s’agit du deuxième plus grand émetteur de gaz à effet de serre en Suisse.

>> Trois exemples de fonds durables d’actions suisses:

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Chez Raiffeisen, près de la moitié de la gamme durable «Futura» contient des actions du cimentier Holcim, premier émetteur de CO2 en Suisse. C’est le cas de son produit phare, le «Futura Swiss Stock A». Comment est-ce possible?

«Notre partenaire qui s’occupe de la notation des entreprises a décidé après son analyse que cette entreprise était investissable», justifie Yvan Roduit, spécialiste en investissement chez Raiffeisen Suisse. «Ce rating est toujours réévalué par les analyses de notre partenaire. Et sur la base de nouvelles informations, il peut changer.»

«Après une nouvelle analyse, on va sortir de Holcim et Nestlé»

Hasard du calendrier, l’agence de notation de Raiffeisen vient de revoir sa position sur le cimentier. «On va sortir de Holcim», annonce Yvan Roduit. Les changements concernent aussi Nestlé: «Selon la nouvelle analyse, il va devenir non investissable. Donc nous devrons sortir de Nestlé. Ce qui montre aussi l’indépendance de notre expert.»

Quelques semaines après l’entretien de la RTS avec la Raiffeisen, réalisé début octobre, les fonds Futura ne contenaient effectivement plus de positions Holcim et Nestlé.

Si ces deux groupes n’offrent plus de garanties suffisamment durables selon Raiffeisen, cela n’est pas l’analyse de toutes les banques. Celles-ci se basent sur différentes agences qui donnent des notes aux entreprises. Comme un appareil électroménager est noté selon sa consommation énergétique.

La jungle des labels

Mais l’évaluation d’un fonds de placement s’avère beaucoup moins lisible que celle d’un frigo. Elle porte sur les critères «ESG», pour Environnement, Social et Gouvernance. En résumé, les agences de notation donnent des bons et mauvais points aux entreprises selon ces trois axes, qui comprennent des éléments comme l’empreinte carbone, la politique salariale ou encore la place des femmes dans la direction. Sur cette base, la banque assemble un fonds et vise à ce que la note globale du portefeuille reste satisfaisante.

Problème: il n’existe pas de définition universelle des ESG. Chaque agence applique donc sa propre recette, avec des critères variables et sans comparaison possible.

Selon le poids attribué à chaque critère, un géant du pétrole comme Total Energies peut compenser une mauvaise note environnementale grâce à sa gouvernance ou ses investissements dans les énergies renouvelables. On retrouve ainsi des parts de Total Energies dans des fonds «durables et responsables» d’UBS.

«Si on prend nos critères, il n’y a pas beaucoup d’offres vraiment durables.» Olivier Schott, responsable des placements à la Banque Alternative Suisse

D’autres acteurs de la place financière défendent une autre approche plus stricte, orientée sur l’impact positif des investissements. C’est le cas de la Banque Alternative Suisse (BAS).

«Si on prend nos critères, beaucoup d’offres ne correspondent pas à ce qui est vraiment durable», constate Olivier Schott, responsable des placements à la BAS. «On exclut tout ce qui touche l’énergie fossile, nucléaire, tout ce qui ne respecte pas les droits humains, le droit du travail, la transformation énergétique, l’alcool, le tabac. Mais nous soutenons par contre l’énergie renouvelable, l’agriculture durable, la santé et le bien-être, la mobilité douce, etc.»

La BAS ne jette toutefois pas la pierre au reste de la place financière. «Si les autres institutions voulaient appliquer nos critères, il n’y aurait pas l’offre pour placer tout cet argent», poursuit Olivier Schott. Selon lui, il faut réfléchir différemment et investir dans l’économie réelle, «soutenir de vraies entreprises qui travaillent, que l’on voit, sur des domaines d’activités durables».

«Il ne faut pas prendre pour argent comptant l’auto-labellisation verte de certaines banques.» Bertrand Gacon, co-fondateur de Impaakt

Pour un investisseur privé, difficile d’y voir clair. Certains professionnels de la branche ont même confié à la RTS qu’ils avaient parfois de la peine à s’y retrouver…

«Il n’y a pas de label dominant, de certification, de juge de paix qui vont vous dire: allez-y, c’est vérifié et validé», explique Bertrand Gacon, co-fondateur de Impaakt, une agence qui mesure l’impact environnemental et social des entreprises.

Selon lui, la place financière a évolué de manière spectaculaire depuis cinq ans. Mais il reste des disparités entre les banques. «Aujourd’hui, il y a des situations dans lesquelles il faut faire attention. Il ne faut pas prendre pour argent comptant l’auto-labellisation verte que certaines banques peuvent vous donner au moment d’investir dans un fonds», avertit Bertrand Gacon. D’après lui, le client doit s’assurer que ses investissements sont alignés avec ses convictions, en examinant ce qui compose un produit.

Un fonds peut en cacher un autre

Cette vérification n’est pas facile à effectuer. Seules les dix premières positions sont en général déclarées dans la documentation fournie par les banques. De plus, certains fonds investissent dans d’autres fonds, qui contiennent à leur tour des dizaines voire des centaines de produits financiers.

Reprenons l’exemple de la gamme Futura de Raiffeisen. Une position intitulée «iShares MSCI EM SRI UCITS ETF USD (Acc)» apparaît dans plusieurs de ses produits. Il s’agit d’un autre fonds, géré par l’américain BlackRock, qui renferme près de 200 actions différentes.

Parmi elles, plusieurs groupes semblent très loin des standards écologiques vantés par la banque: les entreprises pétrolières Qatar Fuel et Petronas, les premiers producteurs de ciment au Pakistan et en Thaïlande, Lucky Cement et Siam Cement, ou encore une société malaisienne de production d’huile de palme, Sime Darby.

Un autre exemple interroge. Pourtant exclue des fonds «verts» de la Raiffeisen, la multinationale veveysane Nestlé reste indirectement financée via le fonds iShares, qui détient des actions de ses filiales indienne et malaisienne.

>> Cliquez sur «iShares» pour voir le détail:

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Confronté à ces informations lors de l’interview filmée de la RTS, Raiffeisen a répondu dans un second temps par écrit. La banque explique que les investissements dans ce fonds correspondent à «une nécessaire diversification du portefeuille dans les marchés émergents».

Et d’ajouter: «Il n’existe cependant à l’heure actuelle aucun produit indiciel (ndlr: comme le fonds iShares) qui réponde entièrement aux critères Futura. Néanmoins, ce fonds remplit la majorité des critères Inrate (ndlr: l’agence de notation de Raiffeisen) et peut donc être ajouté aux fonds Futura en tant que placement collectif.»

Réglementations en gestation

Ces investissements en cascade ajoutent une nouvelle couche d’opacité et ramènent à l’une des clés du problème: la transparence. Selon Bertrand Gacon, de Impaakt, elle manque à tous les niveaux: sur le contenu des fonds et sur les entreprises elles-mêmes.

«Il est encore très compliqué d’obtenir des indicateurs standardisés, uniformes et universels pour mesurer leur impact», explique le spécialiste de l’impact environnemental et social des entreprises. «On commence à le faire avec le CO2 et encore c’est très compliqué. Mais quand on veut aller sur des enjeux comme les inégalités sociales, les addictions aux écrans… Vous pouvez toujours chercher chez Samsung, Apple, Facebook et autres, des mesures précises, vous aurez beaucoup de mal à les trouver.»

Entré en vigueur en mars, un règlement européen fait un premier pas dans ce sens. Le SFDR (Finance Disclosure Regulation) soumet les produits durables à davantage d’exigences que les fonds conventionnels, notamment en termes de transparence et mesure d’impact.

Après des dérives, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne (lire encadré), les autorités financières nationales tentent d’établir des règles. En Suisse, le Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SFI) et l’autorité de surveillance des marchés financiers (FINMA) planchent aussi sur des moyens pour lutter contre le greenwashing. La FINMA a déclaré début septembre au site spécialisé finews.com avoir lancé une série de contrôles afin de lutter contre la publicité mensongère.

Greenwashing dénoncé au sein même des gérants d’actifs

Les accusations d’éco-blanchiment ne sont pas nouvelles. Mais, depuis peu, elles proviennent de l’intérieur des plus grands acteurs du secteur. En août, Tariq Fancy, l’ancien chef de l’investissement durable chez Blackrock, le premier gestionnaire d’actifs au monde, a qualifié les placements durables ESG de «dangereux placebo» face à l’urgence climatique.

Fin août, des enquêtes ont été ouvertes aux Etats-Unis et en Allemagne contre DWS, filiale de la Deutsche Bank. Son ancienne cheffe du développement durable, Desiree Fixler, l’accuse de mentir sur la réalité de ses placements ESG. Le 2e plus grand gestionnaire d’actifs en Europe réfute ces accusations.

Pour l’instant, aucune sanction n’a été prononcée. Mais l’action DWS a plongé de près de 14% à la suite de ces révélations, suscitant de fortes inquiétudes de la place financière.

La nécessité d’une régulation apparaît même au sein de grandes banques. «Sans directives politiques claires, les investissements durables risquent d’être réduits à un simple projet marketing sans réelle substance», écrit Credit Suisse dans son rapport de durabilité 2021, saluant l’introduction du SFDR en Europe.

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