Dublin a la cote auprès des multinationales
L’Irlande attire toujours plus de firmes étrangères, aux dépens de la Suisse. Yahoo va déplacer son siège européen, basé jusqu’ici à Rolle, à Dublin. Le groupe américain, déjà présent dans la capitale irlandaise, y installera 200 employés de plus.
La rangée de façades d’un blanc éclatant, entrecoupées de vitres bleutées, qui forment la devanture des Silicon Docks, se reflète dans les eaux de la baie de Dublin. Le tableau convoque des images de prospérité et de progrès. Parmi les nombreuses multinationales qui ont choisi de poser leurs valises ici, à Eastpoint, se trouve le géant de l’internet Yahoo. Il y a installé son siège pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique (EMEA).
La Suisse et l’Irlande se livrent une concurrence féroce pour attirer une part des opérations de ces firmes globales – et les impôts qu’elles génèrent. Pour ces deux pays, cela représente une véritable «industrie». Malgré la grave crise économique qu’elle a traversé, l’Irlande est en train de surpasser son concurrent helvétique dans ce domaine.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le centre-ville de Dublin: la vitalité et l’ouverture d’esprit privilégiées par les groupes étrangers lorsqu’ils cherchent un lieu où s’implanter y sont omniprésentes. Les centres commerciaux, les restaurants et les bars qui bordent la rivière Liffey sont remplis de gens parlant une multitude de langues différentes.
Plusieurs pays sont en compétition avec la Suisse pour attirer les sièges et autres antennes locales des multinationales. L’Irlande, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique et Singapour cherchent tous à s’imposer sur ce marché lucratif.
La firme de conseil fiscal Ernst & Young établit un classement annuel des juridictions les plus attractives: l’Irlande a dépassé la Suisse l’an dernier. En 2012, le nombre d’entreprises étrangères qui ont choisi de s’établir en Suisse ou d’y étendre leurs opérations de façon significative a chuté de 38% (61 cas), selon Ernst & Young, qui place désormais la Suisse en 14e position, soit trois rangs plus bas que l’année précédente.
Dans le même temps, l’Irlande a progressé jusqu’à la neuvième place, après avoir vu ses investissements directs étrangers croître de 16% (123 cas). L’agence de promotion industrielle irlandaise (IDA) estime qu’elle atteindra les objectifs mentionnés dans sa stratégie «Horizon 2020» plus vite que prévu: elle a obtenu 640 nouveaux investissements et la création de 62’000 emplois sur la période allant de 2010 à 2014.
L’agence souligne qu’elle est déjà parvenue à attirer plus de 1000 firmes étrangères en Irlande, dont plus de la moitié en provenance des Etats-Unis. Cela a abouti à la création de 152’000 nouveaux emplois dans le pays.
Un aimant
Le mal-être économique, qui continue d’obscurcir l’horizon irlandais, n’est que rarement évoqué. Rien ne semble pouvoir atteindre la capitale irlandaise, même pas l’humiliant sauvetage européen subi par le pays ou le taux de chômage qui dépasse 13%. Les journaux sont pourtant remplis d’histoires relatant les déboires des autres régions irlandaises.
Dublin fonctionne comme un aimant durant cette période tourmentée. La ville attire à la fois la population locale, venue des régions rurales pour y trouver un emploi, et un nombre croissant de corporations multinationales, à l’image des dernières sensations américaines de l’internet comme Twitter, Paypal, Dropbox et Airbnb.
En août, cinq mois après avoir annoncé qu’il allait renforcer sa présence à Dublin, Yahoo a décidé de fermer son bureau suisse, à Rolle, dans le canton de Vaud. La nouvelle est tombée cinq ans à peine après que la firme américaine – qui traverse une phase difficile – ait choisi de déplacer son siège EMEA de Londres vers la Suisse, promettant d’y créer 350 emplois et d’investir 30 millions de francs suisses dans un centre de recherche.
Yahoo affirme que cette décision n’est pas liée aux négociations en cours entre la Suisse et l’Union européenne (UE), qui veut obliger la Confédération à modifier son régime fiscal, perçu comme «discriminatoire» car trop favorable envers les sociétés étrangères. «Nous avons choisi de rationaliser notre présence européenne en la regroupant en un seul endroit, afin de favoriser la collaboration et l’innovation, explique Judith Serl, une porte-parole, à swissinfo.ch. Ce n’est pas une décision fondée sur des considérations fiscales.»
Plus
L’accueil helvétique n’est plus aussi chaleureux
Des employés exceptionnels
Parmi les voisins de Yahoo à Eastpoint figure le siège pour la région EMEA de la société de recherche d’emplois en ligne Indeed.com. David Rudick, son vice-président pour les marchés émergents, n’évoque pas non plus les avantages fiscaux obtenus en Irlande.
Il préfère mettre l’accent sur l’infrastructure locale – un bon réseau de transports, l’accès à des connexions internet à haut débit et la disponibilité d’espaces de bureau – et, surtout, la qualité des gens. «A Dublin, la force de travail se distingue par un niveau de qualification inégalé, dit David Rudick à swissinfo.ch. Nous avons pu engager des employés exceptionnels, à la fois en Irlande et dans le reste de l’Europe. Cela a facilité notre croissance rapide.»
Interrogé sur les avantages de l’Irlande par rapport à la Suisse, Barry O’Leary, le directeur général de l’agence irlandaise de promotion industrielle (IDA), dont la mission est d’attirer des groupes étrangers sur l’île, en dresse une longue liste. Il cite notamment les racines historiques profondes qui lient l’Irlande et les Etats-Unis, l’anglais comme langue nationale et l’appartenance du pays à l’UE.
Ce dernier point plaît particulièrement aux sociétés qui veulent investir ce marché. Il évoque également des charges salariales et des coûts de location de bureaux moindres, dus en grande partie à la récente crise économique.
Astuces comptables
«La Suisse a toujours été chère, mais elle se vendait merveilleusement bien jusqu’ici grâce à la qualité de la marque Suisse, analyse Barry O’Leary pour swissinfo.ch. Mais aujourd’hui, si une entreprise cherche à implanter 300 employés en Europe, ses prix ne sont tout simplement pas compétitifs.» Sur le plan fiscal, le régime irlandais, «moins compliqué», représente également un avantage clef, estime-t-il.
«Nous ne sommes pas sous pression [de la part de l’UE] pour mettre fin à des pratiques fiscales qui seraient discriminatoires, souligne le responsable. Chez nous, chacun peut en profiter.» Il y voit l’une des raisons du succès irlandais. «Nous allons ravir encore bien des affaires [à la Suisse] à l’avenir», glisse-t-il. Lors de son sauvetage par l’UE en 2010, Dublin est parvenu à éviter une hausse du taux d’imposition de 12,5% appliqué aux entreprises, pourtant réclamé par l’Allemagne et d’autres pays.
Mais les firmes étrangères domiciliées en Irlande font profil bas sur ces avantages fiscaux, échaudées par le lynchage que certaines d’entre elles ont subi et l’impact sur leur réputation. Accusées d’avoir fait transiter leurs revenus par plusieurs juridictions pour éviter de payer des impôts dessus, ces dernières ont été clouées au pilori publiquement dans le cadre d’enquêtes ouvertes par le parlement britannique et le sénat américain, qui les accusent de se livrer à des astuces comptables – certes légales – mais «immorales» (voir encadré).
Le régime fiscal appliqué par l’Irlande aux entreprises étrangères comprend des lacunes qui permettent à ces dernières de payer bien moins que le taux usuel de 12,5%, voire de ne pas être imposées du tout dans certains cas extrêmes, affirment les détracteurs de ce système.
Les multinationales se servent de techniques surnommées le «double Irish» ou le «sandwich néerlandais» pour détourner leurs profits vers des juridictions avec des taux d’imposition très bas, avant de les rapatrier en Irlande. Pour ce faire, elles doivent posséder deux filiales distinctes en Irlande, l’une étant en général une holding.
Les profits réalisés par la première sont transférés vers une entité néerlandaise, puis vers une structure sise dans un paradis fiscal, comme les Bermudes. Ces recettes sont ensuite ramenées dans le giron de la holding irlandaise, où elles sont exemptes d’impôts. Ce genre de montage est rendu possible par les traités fiscaux qui unissent ces pays.
Le ministre irlandais des finances Michael Noonan a récemment promis de chasser de l’île les sociétés étrangères «apatrides», c’est à dire qui ne payent des impôts dans aucun pays. Mais ses opposants affirment que cela n’empêchera pas ces multinationales d’établir leur domicile fiscal dans une autre juridiction qui les imposera très peu, ou même pas du tout.
Firmes sans attaches
Pour James Stewart, professeur d’économie au Trinity College de Dublin, cette publicité malvenue pourrait provoquer une prise de conscience. «L’Irlande possède certaines caractéristiques qui la rapprochent d’un paradis fiscal comme la Suisse, dit-il à swissinfo.ch. Mais à trop mettre l’accent sur les avantages fiscaux, on finit par attirer des firmes sans attaches, qui n’ont choisi de s’implanter ici que parce qu’elles disposaient de comptables habiles. Ce n’est pas une politique industrielle viable sur le long terme.»
Si les autres pays comblaient les lacunes fiscales qui permettent aujourd’hui aux sociétés de placer leurs recettes en Irlande, à l’abri des impôts, bon nombre de groupes étrangers quitteraient Dublin et l’Irlande, pense James Stewart.
Mais cela ne résoudrait que partiellement les problèmes de la Suisse. Si le pays ne parvient pas à se rendre plus attractif, il pourrait bientôt affronter la concurrence d’Etats comme la Grande-Bretagne, Singapour, les Pays-Bas ou le Luxembourg, qui ne manqueront pas d’exploiter leurs avantages compétitifs pour attirer des multinationales.
(Traduction de l’anglais: Julie Zaugg)
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