Einstein et les villes imaginaires aux temps incertains
Non, l’écoulement du temps n’est pas aussi régulier que le tic-tac de nos horloges. Et si Einstein, qui a mis le constat en équations, en avait d’abord rêvé? C’est l’argument d’un savoureux petit livre à succès, qui vient de ressortir en français.
Science-fiction ou conte philosophique? Difficile de trancher face à cet OVNI littéraire, que Salman Rushdie a qualifié de «défi intellectuel enchanteur, émouvant, drôle et superbement écrit». Mais après tout, la bonne science-fiction n’a-t-elle pas toujours un côté philosophique – et un conte n’est-il pas par définition une fiction?
Paru pour la première fois en anglais en 1992, Einstein’s Dreams s’est vendu à des millions d’exemplaires dans le monde, grâce notamment à ses traductions en 30 langues. Il a été adapté plusieurs fois au théâtre, en même en comédie musicale à Broadway.
L’auteur, Alan Lightman, né en 1948 à Memphis (Tennessee) est à la fois romancier, essayiste et physicien. Il a été le premier à occuper un poste conjoint de professeur en sciences physiques et en sciences humaines au MIT de Boston.
Son livre le plus connu vient de reparaître en français, aux éditions Quanto (presses de l’École polytechnique fédérale de Lausanne – EPFL), sous le titre Quand Einstein rêvaitLien externe.
De quoi parle-t-on? D’un roman mettant en scène le jeune Albert Einstein (27 ans), employé à l’Office fédéral des brevets à Berne. Nous sommes au début de 1905, et le futur Prix Nobel va vivre son «annus mirabilis», au cours de laquelle il publiera quatre articles qui vont contribuer à poser les bases de la physique moderne. Parmi eux, la théorie de la relativité restreinte et celles des quantas, exposées au grand dam d’une communauté académique dont il ne fait pas encore partie et qui ne le prend pas vraiment au sérieux. Et pourtant, Einstein va modifier à jamais la perception scientifique de l’espace, du temps, de la masse et de l’énergie.
Mais en attendant, il est bien seul, entre une épouse et un bébé à qui il ne semble guère accorder d’attention et des collègues qui ne comprennent rien à ses théories… sauf Michele Besso, le fidèle confident, l’inspirateur, dont Einstein dira qu’il n’aurait pas pu trouver «meilleur banc d’essai pour idées neuves dans toute l’Europe».
Une ville, des réalités multiples
Le livre met en scène certaines conversations entre les deux amis. Des dialogues que le romancier n’a pu qu’imaginer, l’histoire n’en ayant gardé aucune trace.
Mais l’essentiel du propos est ailleurs. En 28 chapitres bien rythmés – trois pages chacun -, Alan Lightman nous décrit les rêves d’Einstein en ces nuits du printemps 1905. Des rêves tout aussi imaginés, l’histoire n’en ayant pas davantage gardé trace. Mais des rêves que le physicien aurait pu faire.
À première vue, le lecteur n’est pas trop dépaysé: tous les chapitres (sauf deux) se déroulent dans la vieille ville de Berne, où vit le jeune Einstein. Ceux qui la connaissent retrouveront aisément les rues, les fontaines, les cafés, les églises, les ponts et les berges de l’Aar, la rivière qui ceint le cœur médiéval de la petite capitale helvétique.
Mais à y regarder de plus près, tous ces avatars de Berne diffèrent les uns des autres. Légèrement au début, puis de plus en plus au fur et à mesure que l’on avance dans le récit. Car dans chacun des ces tableaux, le temps s’écoule de manière différente.
«Le roman fonctionne comme un kaléidoscope dans la main d’un enfant, qui, à chaque tour, efface une temporalité pour en faire naître une nouvelle»
Véronique Mauron Layaz, collaboratrice scientifique à l’EPFL. Préface à la nouvelle édition française.
Il se dilate à l’infini, se contracte au point qu’une vie ne dure qu’un jour, se répète, repart en arrière, s’arrête même – paradoxe absolu (car si le temps peut s’arrêter, qui dira pendant combien de temps il s’arrête?) Parfois il domine totalement la vie des hommes, parfois ils peuvent s’en affranchir, parfois ils font tout pour essayer de le capturer, comme un oiseau qu’aucune cage ne peut retenir.
Tout cela raconté dans un style naturaliste et fort plaisant, sans aucun jargon scientifique. Une écriture joyeuse, pleine d’humour, de quiproquos et de sensualité, où les personnages sont le boulanger, le passant, le pharmacien, les gosses du quartier et les amoureux qui se jurent fidélité, se disputent ou se bécotent sur les bancs publics.
Une des grandes qualités de ce texte est que chacune de ces réalités semble probable – à défaut d’être toujours plausible. Et l’auteur, en bon scientifique, est parfaitement rigoureux quand il décrit les conséquences de ces perturbations temporelles sur la vie et même sur l’humeur des habitants de ses villes imaginaires.
«Dans la mesure où artistes et scientifiques savent laisser leur esprit vagabonder librement et envisager de nombreuses alternatives à une situation donnée, je pense qu’il existe de grandes similitudes entre l’art et la science», disait un jour Alan Lightman au New York Times.
Rêver les possibles avant de les mettre en équations. Comme a dû le faire Albert Einstein au printemps 1905.
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