Bientôt tous mi-Hommes, mi-robots
Le photographe lausannois Matthieu Gafsou nous immerge dans les méandres du transhumanisme, au cœur de l’univers fascinant et inquiétant de l’Humain amélioré par la technologie.
L’exposition de Matthieu Gafsou Lien externe(à visiter virtuellement iciLien externe) est l’un des moments phares des 49e Rencontres de la Photographie à ArlesLien externe. Sous le titre «H +», elle aborde le transhumanisme. Ce mouvement défend le recours massif aux sciences et techniques pour améliorer et optimiser les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Cliniques, proches parfois du fantastique ou de l’objet précieux de collection, les photos détaillent prothèses et implants. Notre corps ne serait-il pas devenu un outil que l’on peut mettre à jour et perfectionner à volonté?
Des corps métamorphosés
Transformer le corps humain en recourant à la technologie, implanter dans l’anatomie des composants artificiels, mixer le biologique et l’électronique, développer de nouveaux sens, décupler les capacités humaines, allonger indéfiniment la durée de vie… tels sont les buts du transhumanisme.
Le marché des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) s’avère très lucratif. Faisant de le santé un business toujours plus rentable, les recherches et réalisations liées à l’humain augmenté sont d’ailleurs soutenues par l’industrie pharmaceutique et les très influents géants du web ou GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). A 37 ans, photographe diplômé de l’École de Vevey, Matthieu Gafsou y voit aussi une nouvelle religion du bien/mieux-être de l’humanité améliorée, voire remplacée, par des «hybrides» mêlant l’Homme à la machine. Il laisse néanmoins le visiteur libre de se forger sa propre opinion.
Homme soigné ou Homme augmenté?
Interrogeant la frontière souvent incertaine entre l’Homme soigné et l’Homme augmenté, les six chapitres sont présentés tour à tour sur d’immenses papiers peints ou des cadrages resserrés. On découvre ainsi des prothèses, thérapeutiques ou qui permettent d’améliorer les performances. Sont aussi abordé les «nootropiques» ou médicaments augmentant le rendement mental. La partie «Homme machine» s’intéresse aux cyborgs, ces humains aux capacités physiques multipliées par le mécanique ou l’électronique. Quant à l’espace «avatars», il détaille la réalité virtuelle et le smartphone comme «prothèse mémorielle».
La partie «biohacking» s’intéresse à l’implantation de prothèses et la copie d’ADN mais aussi aux «grinders». Ces derniers augmentent par des implants leurs capacités, ou s’opèrent eux-mêmes, souvent dans des conditions extrêmes. C’est le cas de Julien Deceroi. L’homme se revendique du transhumanisme. Et il s’est implanté un aimant dans le doigt. «L’aimant fonctionne comme un nouveau sens. Il lui permet de ressentir la présence des machines (émettrices de champs magnétiques)», relève le photographe. Enfin le chapitre «posthumain» explore notamment la cryogénisation – conservation d’un corps à très basses températures – en Russie.
A l’entrée de l’exposition, les mots de Raymond Kurweil, qualifié de «gourou transhumaniste» et responsable de l’ingénierie à Google accueillent le visiteur: «Dieu existe-t-il ? Et bien, pas encore, à mon avis.» Dans son livre, Humanité 2.0: la bible du changement, il parle de télécharger un cerveau humain, processus qui «permettrait de capturer l’intégralité de la personnalité d’une personne, sa mémoire, ses talents, son histoire». Aux yeux de Matthieu Gafsou, il s’agit d’un scénario digne de la série Westworld diffusée par la RTS. Des androïdes y sont dotés de capacités humaines et dupliquent l’humanité afin de lui procurer l’immortalité.
Et en Suisse?
Au 18e siècle déjà, le médecin suisse Jean-André Venel (1740-1791) inventa un corset, dans le but de traiter une déformation de la colonne vertébrale, la scoliose. Le cliché montre de dos une sorte d’«armure» métallique luisante sur fond noir. Il s’agit d’une orthèse, un appareillage qui compense une fonction absente ou déficitaire. Cette invention est l’ancêtre de l’exosquelette. Qui est proposé aux patients à la mobilité des membres inférieurs réduite. Si cet exemple est clairement thérapeutique, pour Matthieu Gafsou, il permet aussi de mieux saisir que «le rapport du corps à la technique n’est pas récent, qu’il y a là une histoire: le transhumanisme n’est-il que le prolongement de la médecine traditionnelle ou un changement de paradigme? Je laisse aux spectateur le soin de choisir leurs réponses».
Dirigé par le professeur Grégoire Courtine de l’EPFL, le Projet «reWalk» vise à réapprendre à marcher. Il est destiné à des personnes handicapées souffrant de lésions incapacitantes de la moelle épinière. Sur la photo, un rat suspendu auquel on a implanté des électrodes sur la moelle épinière. Aux yeux du photographe, ce projet «rejoint le transhumanisme, parce qu’il fonctionne via une communication Homme machine directe (neuroprothèse)». Le corps communique avec la technique. On n’est donc plus dans la logique mécanique de la prothèse ou de l’orthèse. «Mais, évidemment, ces réalisations se rattachent au désir de la médecine de réduire les souffrances et améliorer la condition humaine. L’un n’empêche pas l’autre», relève Matthieu Gafsou.
Propagande et business
Aux yeux du photographe, le transhumanisme renvoie au rapport de l’Homme à la technologie, à la science ainsi qu’à l’économie. Sans oublier des phantasmes de science-fiction et d’immortalité. Il se reconnaît troublé «par le fait que propagande et business se mêlent à l’information». La première prothèse que chacun porte sur soi étant évidemment le smartphone.
Pour certains philosophes, scientifiques, éthiciens, politiques, le projet transhumaniste conduirait à la destruction de l’individu. Il favoriserait l’avènement d’une religion techno-organique totalitaire visant tant au contrôle qu’au formatage de l’Humanité. Ou le remplacement de la personne par une machine humanisée. Les défenseurs du transhumanisme, eux, soulignent le processus historique émancipateur, où la science et une logique rationnelle doivent contribuer à l’amélioration continue de plusieurs dimensions humaines: cadre de vie, performances, santé et confort.
Changement de statut du corps
Après ses séries «Sacré» (2011-12), enquête fribourgeoise sur l’Église catholique, et «Only God Can Judge Me» (2011-14), immersion dans l’univers lausannois de la drogue, le travail «H+» de Matthieu Gafsou est néanmoins plus proche de l’inventaire, manquant de contextualisation. Le philosophe français David Le Breton affirme dans le catalogue de l’exposition que «le propos des photographies en atteste, le statut du corps s’est profondément modifié depuis la fin des années 1980 et l’accroissement progressif de l’automatisation. Il n’est plus le lieu irréductible de la personne, mais l’une de ses composantes, une proposition à reprendre en mains et non plus la racine identitaire de l’individu. Il s’est mué en matière première.»
L’Humain n’est-il pas toujours perfectible? «Le transhumanisme touche à nos douleurs et angoisses. On y trouve de la beauté, de l’humanité. Mais il est pertinent de s’inquiéter de ses dérives. Ainsi, la promesse de soigner et contenir la souffrance d’une personne n’est pas la même chose que d’affirmer: ‘on va vous rendre immortel‘», conclut Matthieu Gafsou.
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