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«Face aux inégalités, notre système de régulation ne fonctionne plus»

Peter Niggli swissinfo.ch

Il s’apprête à quitter la direction d’Alliance Sud, le lobby des œuvres d’entraide suisses et il n’est pas sûr de laisser le monde en meilleur état qu’il l’a trouvé en entrant. A quelques jours de la retraite, Peter Niggli a confié à swissinfo.ch un peu de ses indignations, de ses satisfactions et de ses espoirs.

Formé aux maths, à la philosophie et à l’histoire, il a débuté comme activiste révolutionnaire dans la mouvance zurichoise des années 70-80. Animateur des publications des mouvements alternatifs, il devient ensuite journaliste libre, fournissant à la grande presse analyses économiques et reportages en Afrique. Auteur ou co-auteur de livres remarqués sur l’extrémisme de droite et sur la coopération au développement, il a aussi été conseiller communal (vert) à Zurich, observateur d’élections en Ethiopie ou président du conseil de fondation de Greenpeace. Peter Niggli quitte à fin juillet la direction d’Alliance SudLien externe, qu’il occupe depuis 1998 et on ne peut guère imaginer cette retraite autrement que comme active.

En attendant, le plus beau combat dont il aime à se souvenir, c’est la campagne de 2011 en faveur de l’attribution de 0,7% du PIB suisse à la coopération au développement et le compromis à 0,5%, obtenu en travaillant pratiquement chaque parlementaire au corps. «Nous y sommes arrivés avec un des pires parlements que nous ayons eu, pratiquement dominé par l’UDC [droite nationaliste] et les radicaux [droite classique]», se réjouit cet homme à la pensée claire, qui n’aime ni mâcher ses mots, ni parler pour ne rien dire.

swissinfo.ch: Il y a 15 ans, les Nations unies ont fixé leurs Objectifs du Millénaire, qui devaient réduire de moitié l’extrême pauvreté d’ici 2015. Nous y sommes. Est-ce que le monde va mieux?

Peter Niggli: Difficile à dire, il y a des progrès, et des régressions. Quelques pays en développement, surtout en Asie, ont fait de grands progrès économiques, ils ont assez bien digéré la crise financière qui a atteint son apogée en 98. Après 15 ans d’Objectifs du Millénaire pour le développement (OMDLien externe), on voit qu’on a un peu plus investi dans la coopération au développement. Et il y a des gouvernements, en Afrique surtout, qui ont investi davantage dans l’éducation ou la santé. Dans ce sens-là, on a fait des progrès.

En ce qui concerne la situation globale du monde, on sait depuis 2008 que l’économie mondiale est en crise, que le système de régulation ne fonctionne plus. Nous sommes dans une phase de transition, qui dure depuis longtemps maintenant, et je ne vois pas les forces politiques prêtes à en tirer les conséquences. Dans ce sens, le futur est incertain.

Quand j’ai commencé à aller dans le sud, c’était totalement différent. Les élites des pays développés pensaient avoir trouvé la recette pour une haute conjoncture éternelle. «Nous sommes dans une nouvelle économie, sans crises, sans cycles conjoncturels, nous avons trouvé la formule magique d’un progrès économique éternel…», on a aussi clamé ça haut et fort, à Davos, devant nos conseillers fédéraux. Mais les temps ont changé. Vu d’aujourd’hui, ça paraît ridicule, personne ne dit plus ça.

swissinfo.ch: Ce qu’on voit plutôt, ce sont les inégalités, comme le montre le dernier rapport d’Oxfam, avec les 85 personnes les plus riches qui possèdent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Et ces inégalités n’augmentent pas seulement au sud, mais aussi dans les pays riches et les pays émergents…

P.N.: La croissance des inégalitésLien externe. Depuis la fin des années 1970, c’est un des facteurs déterminants de la crise. Tout le monde le sait. Aujourd’hui, on en discute, mais que faire? Dans les pays riches, pour compenser la stagnation des salaires, on a facilité le crédit, et c’est cette pyramide de crédit qui a explosé en 2008, créant la crise financière. On a remplacé des salaires qui n’augmentent plus avec la productivité par des crédits. Mais le crédit, c’est une affaire pour celui qui l’accorde. Ça ne fonctionne pas, on le sait.

Mais que faire? Augmenter les salaires? Raccourcir les temps de travail? Reconnecter productivité et salaires? En ce moment, les rapports de force politiques et sociaux ne sont pas dans la bonne configuration pour changer ça.

swissinfo.ch: Après les OMD, l’ONU devrait lancer à la Conférence de New York au mois de septembre de nouveaux Objectifs, pour le développement durable, avec échéance en 2030. Qu’en attendez-vous?

P.N.: On veut profiter de la dynamique créée par les premiers OMD. Même s’il n’y avait pas de sanctions contre ceux qui n’ont rien fait, il y a eu une sorte de compétition et cela a aussi mobilisé la société civile. On veut poursuivre sur cet élan.

Ces nouveaux objectifsLien externe sont assez bons, et ils sont universels. Les OMD ne concernaient pratiquement que les gouvernements des pays en développement, alors que les nouveaux concernent tous les gouvernements. Par exemple, si la Suisse veut les atteindre, elle va devoir faire quelque chose à l’intérieur du pays, pas seulement dire au Ghana «vous devez faire quelque chose». C’est une nouvelle dynamique, on va voir si ça marche, mais nous sommes assez intéressés. Faire bouger les choses en Suisse, ça va être une de nos priorités pour quelques années. 

Alliance Sud

C’est la communauté de travail de six grandes organisations privées suisses d’entraide: Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas, et Entraide protestante suisse. Son rôle n’est pas d’intervenir sur le terrain, mais comme il est énoncé dans ses objectifs, d’«influencer la politique de la Suisse en faveur des pays pauvres».

Elle axe principalement ses efforts sur la coopération au développement, le commerce international, l’environnement et le climat, la finance internationale, la place financière suisse et les sociétés multinationales.

Elle accomplit avant tout un travail de lobby, d’information et de documentation (avec deux centres de documentation ouverts au public). Elle produit également du matériel pédagogique pour les écoles.

swissinfo.ch: Vous avez mentionné le soutien de la société civile. Est-ce qu’il reste aussi fort, avec les replis nationalistes et la peur des migrants qu’on observe un peu partout?

P.N.: C’est un danger. Dans une Europe où l’état social ne cesse de couper dans ses prestations, il n’est pas facile de dire aux gens qu’il faut payer des impôts pour soutenir les pauvres dans les pays du sud. Rappelons quand même qu’en Suisse, sur 100 francs que notre économie produit, nous payons 35 francs pour l’état social et 49 centimes pour l’aide au développement.

Quant aux afflux de migrants, n’oublions pas non plus que ceux qui viennent en Europe ne forment qu’une petite partie de la migration globale. Les Erythréens par exemple, s’ils peuvent aller en Arabie Saoudite, ou ailleurs dans le Golfe, ils le font. Parce qu’ils peuvent travailler, gagner de l’argent et soutenir leurs familles. Partout dans le monde, quand un pays est un peu plus riche que son environnement, il y a une migration qui vient y chercher du travail. Même à l’intérieur de l’Afrique. L’Afrique du Sud attire les gens, le Nigéria attire les gens.

swissinfo.ch: Il n’y a pas que les flux de migrants, il y a aussi les flux commerciaux et financiers. Le sud est-il à même d’aider le sud?

P.N.: Le sud a déjà eu une grande influence sur la conjoncture en Amérique latine et en Afrique dans les quinze dernières années. Ce n’était pas avec de l’aide au développement, c’était lié au grand besoin de matières premières, surtout de la Chine et de l’Inde pour leur industrialisation rapide. L’Afrique, qui était dans une situation économique désastreuse depuis les années 80, a vu ses exportations de matières premières redécoller. En même temps, la Chine, l’Inde, le Brésil ont commencé à investir en Afrique, dans les industries extractives, et aussi dans l’agriculture. Ça a aidé à la croissance de ces pays. Mais elle a surtout profité aux riches. Ça n’a pas aidé les pauvres.

Et un des risques de la crise ou de la stagnation de l’économie mondiale que nous avons aujourd’hui est que cette demande chinoise, indienne, ou autre tombe en Amérique latine et en Afrique. Et comme ces pays n’ont pas encore diversifié beaucoup leurs économies, ils pourraient en souffrir.

swissinfo.ch: Un mot sur les pays des Printemps arabes, après pas mal d’espoirs déçus. Que répondez-vous à ceux qui justifient les contre-révolutions ou qui expliquent le chaos en disant que certains peuples ne sont pas mûrs pour la démocratie?

P.N.: Je n’en crois pas un mot. Il n’y a pas de cultures fixes, il n’y a pas de déterminants génétiques. Il y a plus de 100 ans, on disait que les Chinois étaient incapables de travailler, qu’ils ne faisaient que de fumer de l’opium. Voyez maintenant. Et les Allemands. Ont-ils la démocratie dans les gènes? ou dans leur culture? Mais aujourd’hui, c’est un pays assez démocratique.

Non, ce sont vraiment des préjugés culturalistes, qui sont toujours faux. Dans les pays arabes, nous avons eu une belle révolution et une dure contre-révolution, et c’est celle-là qui actuellement domine, sauf en Tunisie pour le moment. Mais il y a toujours un espoir.

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