«Je suis habitué à vivre dans des villes qui ne sont pas miennes»
En Suisse, où il est réfugié, Hani Abbas, dessinateur de presse syro-palestinien, jouit d’un accueil social et médiatique très enthousiaste. Il avoue avoir vu «des visiteurs pleurer devant ses dessins».
Hani Abbas est arrivé il y a un an et demi en Suisse. Il reconnaît sa chance d’être dans ce pays et évoque sa relation à la société suisse, du soutien dont il bénéficie et de son travail d’artiste.
swissinfo.ch: Quelle impression vous donne la Suisse et ses habitants?
Hani Abbas: En plus de sa beauté naturelle, la Suisse se distingue par une bonne entente entre les citoyens. Ici, chaque individu connaît ses droits et ses devoirs. Autres choses appréciables: la discipline et la sécurité. Les gens sont égaux devant la loi qui s’applique à tous de la même manière, même à un ministre. Or c’est précisément ce qui fait défaut aux pays arabes.
swissinfo.ch: Avez-vous aujourd’hui des amis suisses?
H.A.: Une fois obtenu le permis de séjour ici, j’ai cherché du travail. J’ai commencé à collaborer, comme indépendant, avec le magazine L’Hebdo et le quotidien La Liberté. J’ai ainsi rencontré beaucoup de gens, des locaux de façon générale, et bien sûr des personnes du milieu journalistique et culturel. Mon fils a intégré l’école et ma femme apprend le français.
Je dois avouer que La Liberté a largement contribué à me faire connaître en Suisse. Un de ses journalistes est venu me voir chez moi dans le canton de Fribourg, peu après mon arrivée dans ce pays. A l’issue d’un long entretien, il m’a demandé de lui confier mes dessins. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai vu plus tard l’un de mes dessins à la Une du journal. Cela m’a donné un sacré coup de pouce.
swissinfo.ch: Votre présence à Genève vous a-t-elle aidé à élargir votre cercle de connaissances?
H.A.: Oui. Genève est une ville internationale, ce qui facilite le travail de publication et le contact avec le monde extérieur.
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Dessins à la lisière de la mort
swissinfo.ch: Vous semblez heureux à Genève. Votre secret?
H.A.: Genève me fait penser à certaines villes du Levant, comme Beyrouth. Elle a un côté oriental, sans doute en raison du grand nombre d’Arabes qui y vivent. Avec le temps, vous pouvez l’adopter. Mais bon, il faut dire aussi que je suis habitué à vivre dans des villes qui ne sont pas miennes.
swissinfo.ch: Avez-vous des contacts avec vos confrères ?
H.A.: A Genève, j’ai fait la connaissance du dessinateur Patrick Chappatte. Entre nous s’est tissée une amitié profonde. J’apprécie son humanité et son courage. Il est pour moi un grand frère. Par ailleurs, j’ai rencontré Plantu, dessinateur français. En Europe, la caricature a une histoire et les caricaturistes, une expérience. Ils maîtrisent leur sujet.
swissinfo.ch: Vous êtes Syro-palestinien, jusqu’à quel point cette large couverture médiatique dont vous bénéficiez contribue-t-elle à faire connaître le problème de la Syrie?
H.A.: Outre les médias qui me permettent de m’exprimer sur la tragédie syrienne, il y a mes interventions publiques. J’en profite pour aborder le problème de la liberté d’expression dans les pays arabes, notamment la situation des dessinateurs, écrivains et journalistes emprisonnés en Syrie et en Egypte.
En janvier dernier, j’ai présidé le concours de dessin sur le thème «L’Education pour la paix»; concours organisé par l’Ecole internationale de Genève, en collaboration avec l’ONU. J’ai également saisi cette occasion pour parler devant l’auditoire de la situation désastreuse des deux peuples, syrien et palestinien.
swissinfo.ch: Comment définissez-vous votre relation avec les visiteurs de vos expositions présentées en Suisse?
H.A.: J’ai vu des visiteurs pleurer devant mes dessins. Certains me proposent leur aide. Ma relation avec bon nombre d’entre eux ne se limite pas au domaine culturel, elle est aussi sociale. J’estime que le meilleur moyen de communiquer avec mon public est le dessin. C’est ma langue préférée, je n’en possède pas beaucoup d’autres et je ne suis pas un grand orateur.
swissinfo.ch: Vous avez découvert le plaisir de dessiner alors que vous étiez tout près de la mort. Ne craignez-vous pas que ce plaisir s’estompe dans une ville comme Genève qui vous procure le bien-être?
H.A.: Je suis quotidiennement en contact avec des gens pris au piège dans des zones rebelles syriennes comme, entre autres, Yarmouk, le camp de réfugiés palestiniens. Ils me transmettent leur sentiment et je leur transmets l’espoir. Abandonner le pays, les amis et les parents à leur cause est pour moi une trahison. Je reste très sensible à la tragédie syrienne, où que je sois. Ce qui change pour moi, c’est la manière d’en témoigner. Il est vrai que je vis en Suisse, mais tout mon être demeure attaché au Levant et à ce qui s’y passe.
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«Je dessine… donc j’existe»
swissinfo.ch: Vous êtes lauréat du Prix international 2014 du dessin de presse. Quel est l’effet de cette récompense sur votre travail?
H.A.: Tant que vous restez attaché à votre culture et à la cause que vous défendez, vous pouvez mieux vivre une expérience internationale. On cherche à découvrir chez vous ce qui vous distingue et vous différencie des autres. Plus vous vous accrochez à vos racines, plus votre voix porte. Faut-il rappeler qu’une année avant mon arrivée à Genève j’ai reçu le même jour le Prix mondial de la liberté de la presse et le Prix du Courage décerné à Doha.
swissinfo.ch: Songeriez-vous à changer d’orientation artistique en devenant peintre de la nature suisse, exceptionnellement belle?
H.A.: La Suisse n’a pas besoin de moi comme témoin de sa beauté. Ma mission est ailleurs, elle consiste à faire entendre la voix de ceux qui souffrent. Mes dessins ont pour but de transmettre mon sentiment intime de tristesse et de colère. Ils sont aussi un moyen de communiquer et d’exercer une influence, soit par la protestation, soit par la compassion.
swissinfo.ch: Croyez-vous pouvoir un jour arrêter votre vie de nomade et vous adapter à votre nouvelle réalité?
H.A.: Je pense que la Suisse sera le pays de mon fils. Quant à moi, je me contenterai d’être un bon résident dans ce pays qui m’a beaucoup donné. Je ne cherche pas à me faire naturaliser, mais à renforcer mon identité. J’appartiens à la troisième génération de la «Nakba». Nous autres Palestiniens avons un défi à relever: vivre sur notre terre et non dans des camps de réfugiés.
(Adaptation de l’arabe: Ghania Adamo)
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