Kiwix, l’outil suisse qui déjoue la censure russe
Le logiciel suisse Kiwix permet de copier des sites web entiers pour les rendre accessibles hors ligne. Alors que Wikipédia risque des sanctions en Russie en raison de ses contenus sur la guerre en Ukraine, les téléchargements de l’encyclopédie via Kiwix battent des records.
L’encyclopédie participative Wikipédia est l’une des rares sources d’information sur la guerre en Ukraine encore non censurée en Russie, mais elle est dans le collimateur du Kremlin. Dès le 1er mars, Wikimedia, la fondation américaine qui héberge Wikipédia, «a reçu plusieurs avertissements du gouvernement russe (…) demandant la suppression d’informations vérifiées et factuelles dans des articles», indique une porte-parole dans un e-mail à swissinfo.ch.
L’organe russe de régulation des communications Roskomnadzor reproche notamment à Wikipédia des pages parlant d’«invasion russe en Ukraine», alors qu’il est illégal de dévier de la terminologie officielle selon laquelle il s’agirait d’une «opération militaire spéciale». Le 5 avril, Roskomnadzor a une nouvelle fois enjoint le siteLien externe à supprimer «le matériel contenant des informations inexactes», sous peine de se voir infliger une amende pouvant aller jusqu’à 4 millions de roubles (44’000 francs suisses).
Pour l’heure, Wikipédia affirme n’avoir obéi à aucune injonction. «Ces demandes répétées ne changent en rien notre engagement à protéger le droit (…) de trouver et partager des informations libres, ouvertes et vérifiables», écrit la porte-parole de la fondation. Beaucoup craignent toutefois que cette résistance finisse par lui valoir d’être interdite, comme l’ont déjà été Twitter, Facebook ou Instagram.
Téléchargements multipliés par 50
Ce contexte de guerre de l’information est en train de révolutionner l’usage de KiwixLien externe, un logiciel suisse récompensé par plusieurs prix d’innovation. Totalement gratuit, il copie des sites web entiers, les compresse et permet de les télécharger sur un support – ordinateur, téléphone ou clé USB – pour les consulter hors connexion. Kiwix met à disposition une bibliothèque d’environ 8000 sites, uniquement éducatifs. On y trouve entre autres des conférences TEDLien externe, la librairie GutenbergLien externe, des encyclopédies médicales et, le plus demandé, Wikipédia.
En réaction aux menaces de Roskomnadzor, «un bandeau a été publié sur la version russe de Wikipédia, avertissant que le site risquait d’être bloqué et renvoyant vers Kiwix comme solution de repli, raconte Stephane Coillet-Matillon, directeur général de l’organisation Kiwix, dont le siège est à Lausanne. Du jour au lendemain, nos téléchargements ont explosé.»
Depuis le début de la guerre, le volume global de téléchargements via la plateforme a triplé, passant de 2000 à 6000 par jour. Le trafic en provenance de Russie en représente désormais près de 40%, contre seulement 2% en début d’année. Les téléchargements de Wikipédia en russe ont, quant à eux, été multipliés par 50 – d’environ cent téléchargements quotidiens avant février à 5000 en moyenne à la fin mars. «On a 5000 nouveaux utilisateurs et utilisatrices par jour, et 90% des personnes qui nous utilisent sur iPhone sont aujourd’hui basées en Russie», précise encore Stephane Coillet-Matillon, pour qui il s’agit d’un «véritable changement de paradigme» par rapport aux débuts de Kiwix.
L’envol de Kiwix
A ses prémisses en 2007, le logiciel est un projet annexe pour les informaticiens Renaud Gaudin et Emmanuel Engelhart – toujours membres de l’équipe Kiwix aujourd’hui. Deux développeurs «libristes», c’est-à-dire militants de l’accès libre à la connaissance, et convaincus que la fracture numérique n’est pas une fatalité.
Leur technologie prend une nouvelle dimension à partir de 2016, à la faveur d’une discussion avec Stephane Coillet-Matillon, alors directeur de l’antenne suisse de Wikimedia. Sollicité pour un soutien financier, il repère le potentiel du logiciel, qui comptabilise déjà à l’époque presqu’un million de téléchargements par an. «A ce moment, je me dis que ça ne peut plus être un petit projet qu’on fait sur son temps libre», se souvient-il.
Moins d’un an plus tard, l’association Kiwix est créée pour permettre à l’outil de prendre son envol. Stephane Coillet-Matillon en prend la tête mais le lien avec Wikimedia reste fort. Près de 40% du budget annuel de l’organisation est financé par la fondation-mère aux Etats-Unis, qui dispense également des conseils de gouvernance. Wikimedia et son antenne suisse sont représentés au conseil d’administration.
«Kiwix devient alors un travail à plein temps, on commence à chercher nos propres financements et à recruter des développeurs», raconte le directeur. Actuellement, l’association compte moins de cinq emplois à plein temps mais tourne avec 100 à 200 développeurs et développeuses volontaires dans le monde entier.
D’un million en 2017, le nombre d’utilisateurs et utilisatrices se situe aujourd’hui autour des 6 millions, répartis sur 200 pays et territoires – y compris en Antarctique. «Sachant qu’on ne compte que les personnes qu’on connaît, pointe Stephane Coillet-Matillon. Par définition, beaucoup nous utilisent hors ligne et n’apparaissent jamais sur nos serveurs.» D’ici cinq ans, Kiwix ambitionne d’atteindre les 100 millions.
Stephane Coillet-Matillon estime qu’être basé en Suisse constitue «un avantage non quantifiable, mais non négligeable». «Paradoxalement, notre produit n’a aucune vocation à être utilisé en Suisse, mais sa vie est beaucoup plus simple parce qu’il est fabriqué en Suisse», souligne-t-il. Le directeur cite la stabilité, la réputation de qualité et de neutralité comme autant de facteurs favorables à son activité. La Suisse offre également des avantages spécifiques aux start-ups du secteur des technologies de l’information, par exemple des exonérations fiscales, et encourage l’innovation par le biais de programmes d’incubation, explique-t-il.
De l’éducation au contournement de censure
En temps normal, 80% des utilisations de Kiwix se font depuis des pays en développement. La vocation initiale de la plateforme est de soutenir l’accès à l’éducation dans les zones les plus reculées où la connectivité fait défaut; 4 milliards de personnes dans le monde n’ont pas internet, selon l’association.
Mais les équipes de Kiwix savent que leur outil sert aussi à contourner la propagande étatique. L’exemple le plus frappant est la Corée du Nord, où des organisations dissidentes utilisent Kiwix pour stocker du contenu sur des clés USB, qui sont ensuite «perdues» dans les rues, comme autant de preuves de vie du monde extérieur.
Kiwix est aussi utilisé dans des pays plus développés, mieux connectés, mais où l’accès à internet est restreint. En Turquie, le blocage de Wikipédia entre 2017 et 2020 s’était déjà traduit par une hausse des téléchargements. Avant la guerre, l’outil était aussi un peu utilisé en Russie, en Iran, et surtout en Chine. L’an dernier, l’Empire du Milieu était le pays de provenance du plus grand nombre de téléchargements (près de 20% du total). Dans ces pays, les personnes qui utilisent Kiwix sont plutôt issues de la classe moyenne, décrit Stephane Coillet-Matillon. «Elles ne luttent pas forcément activement contre la censure, mais veulent simplement avoir accès à un produit de qualité indisponible chez elles.»
«Militants à notre corps défendant»
D’après le patron, Kiwix n’a cependant jamais connu une situation d’une ampleur comparable à celle des dernières semaines, ce qui génère des questionnements. Le rôle de l’association n’est pas, dit-il, de s’opposer frontalement à Moscou. «Notre mission, c’est l’accès libre à l’information. Nous sommes militants à notre corps défendant.»
Faut-il dès lors encourager l’usage actuel qui est fait de Kiwix? «Si on commence à se présenter comme une organisation de lutte contre la censure, il y a un risque politique pour les fondations qui nous financent», relève le directeur.
Alors l’équipe fait des arbitrages. Après avoir envisagé dans un premier temps de proposer au téléchargement une sélection d’articles en russe sur la guerre en Ukraine, elle a renoncé, estimant que «ce geste aurait été ouvertement militant». En revanche, Kiwix a constitué des paquets de documentation médicale, notamment en médecine de guerre, dont il a fait la promotion sur le Google ukrainien en mars – une première, pour cette association qui ne fait jamais de publicité.
Stephane Coillet-Matillon relativise les risques encourus par Kiwix. D’un point de vue technique, même s’il n’est pas totalement impossible pour un pays de l’empêcher de fonctionner, ce serait particulièrement compliqué, estime-t-il. Les serveurs de l’organisation sont dispersés à travers le monde – aucun ne se trouve à Lausanne – et une vingtaine de sites miroirsLien externe de Kiwix existent, dans plusieurs pays. De plus s’attaquer à Kiwix serait inutile car, son code étant libre, «il en existe des copies partout».
Stephane Coillet-Matillon ajoute que les mesures sécuritaires pour se prémunir des cyber-attaques ont toujours été une «façon de vivre» pour l’organisation, qui ne collecte aucune donnée personnelle. «La meilleure défense c’est d’être prêts et nous le sommes», déclare-t-il. Pour autant, il s’étonnerait que Kiwix soit considéré comme une cible. «On n’est pas un gros poisson, dit-il. On continue à se voir comme un logiciel à vocation éducative; on a une mission, on la réalise, mais on n’a pas le syndrome de sauveur du monde.»
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