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L’agriculture bio, une transition pas forcément simple

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À l'échelle mondiale, 1,5 % des terres agricoles sont biologiques, 16 pays affichant une part de terres agricoles biologiques de 10 % ou plus. Keystone / Z1003/_jens Büttner

Dans un contexte d’inquiétude croissante quant à l’impact des produits phytosanitaires sur l’environnement et la santé publique, l’agriculture biologique est largement présentée comme une solution verte et durable. Or, sa mise en pratique, comme le montrent les expériences du Sri Lanka et de la Suisse, se révèle complexe.

En décembre 2019, le président sri-lankais nouvellement élu, Gotabaya Rajapaksa, a officiellement dévoilé sa vision du pays dans une grande stratégie nationale, intitulée «Vistas of Prosperity and Splendour». Parmi les ambitieuses promesses figurait l’engagement de «promouvoir et de populariser l’agriculture biologique» au cours de la prochaine décennie et d’opérer une «révolution dans l’usage des engrais». Ce changement impliquait de convertir les villages agricoles traditionnels à l’utilisation d’engrais exclusivement biologiques et de fournir gratuitement aux agricultrices et agriculteurs des fertilisants tant organiques qu’inorganiques. 

En avril 2021, le président a surpris la nation en annonçant qu’une interdiction des importations d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires, incluant les pesticides et les herbicides, serait imposée le mois suivant. Et ce, pour contrôler les coûts des soins de santé causés par la surutilisation de produits chimiques dans l’agriculture.

Les analystes supposent une autre raison expliquant cette décision: le manque de devises. La pandémie de Covid-19 a dévasté l’industrie du tourisme et les transferts d’argent de la diaspora se sont effondrés, rendant le payement des produits importés difficile. En 2020, le Sri Lanka a dépensé 259 millions de dollars pour les seuls engrais étrangers, représentant environ 1,6% du total des importations, selon les statistiques de la Banque centrale.

La décision du président, annoncée au moment même où la saison de plantation du riz allait débuter, a provoqué une onde de choc dans les zones rurales du pays. Des milliers d’agricultrices et d’agriculteurs sont descendus dans la rue, se plaignant de ne pas avoir eu suffisamment de temps pour se préparer et d’avoir été contraints à produire leurs propres engrais organiques.

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Cultiver sans pesticides constitue un grand défi au Sri Lanka. Quelque 94% des rizicultrices et riziculteurs ainsi que 89% des productrices et producteurs de thé et de caoutchouc utilisent des engrais synthétiques, selon une enquête menée en juillet 2021 auprès de plus de 1000 agricultrices et agriculteurs et commanditée par le groupe de réflexion Verité Research.

L’opposition de la communauté agricole et les craintes d’une flambée des prix alimentaires ont finalement contraint le gouvernement à faire volte-face. En novembre dernier, sept mois seulement après son imposition, l’interdiction a été annulée, bien que le président ait toujours insisté sur le fait que «la politique agricole du pays vise uniquement une agriculture verte axée sur l’utilisation exclusive d’engrais organiques». Le chef de l’Etat a imputé la responsabilité des perturbations à la «mafia des engrais chimiques», aux agricultrices et agriculteurs mal formés ainsi qu’aux fonctionnaires non engagés.

Mauvaise réputation

La politique désastreuse du président Gotabaya Rajapaksa en faveur de l’agriculture biologique a échoué principalement en raison d’une mauvaise mise en œuvre et de l’absence d’une période de transition adéquate. Pourtant, elle bénéficiait initialement de l’appui du secteur: selon l’enquête de Verité Research, près des deux tiers des agricultrices et agriculteurs interrogés ont déclaré soutenir la vision du gouvernement en matière d’agriculture biologique, mais près de 80% de celles et ceux qui y étaient favorables soulignaient qu’un tel changement nécessiterait plus d’un an.

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«L’agriculture biologique a aujourd’hui une mauvaise réputation auprès de nombreux producteurs et productrices sri-lankais, explique Christoph Studer, agronome et professeur à la Haute école spécialisée bernoise. Les fonctionnaires sri-lankais n’utilisent plus le terme biologique, préférant le terme écologique.»

La décision de passer à l’agriculture biologique du jour au lendemain n’a pas été mûrement réfléchie et a pris les agricultrices et agriculteurs de court, alors qu’ils ne pouvaient pas s’adapter rapidement, explique Christoph Studer, qui est également consultant pour Baurs. Cette entreprise agroalimentaire sri-lankaise a été fondée il y a près de 125 ans par l’émigrant suisse Alfred Baur pour fournir des engrais aux plantations de noix de coco. Plus grand importateur d’engrais chimiques du pays, le groupe s’efforce désormais de se conformer à la nouvelle politique agricole et de passer à la production de produits organiques. 

«Au cours des soixante dernières années, le Sri Lanka s’est concentré sur une productivité agricole élevée avec l’idée que ce petit pays ne disposait pas assez de terres arables pour nourrir sa population, explique Christoph Studer. Par conséquent, il n’y a actuellement aucune connaissance dans les institutions de recherche et le système de vulgarisation pour enseigner aux agricultrices et agriculteurs la transition vers le bio.»

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Diverses entités privées et publiques se sont lancées dans la production de compost. Mais elles ont besoin d’une expertise pertinente pour obtenir un compost de haute qualité. Christoph Studer

Des efforts pionniers

De nombreux pays promeuvent l’agriculture biologique. La stratégie de l’Union européenne en faveur de la biodiversité, intitulée «De la ferme à la table», engage les 27 à réduire de 20% l’utilisation d’engrais chimiques. L’objectif est également de consacrer au moins 25% des terres agricoles à l’agriculture biologique. Mais moins d’une poignée de pays disposent d’une politique officielle visant à rendre leur secteur agricole national 100% biologique et, parmi eux, aucun n’a réussi la transition. En 2008, le petit royaume du Bhoutan, en Asie du Sud, s’est engagé à devenir entièrement biologique d’ici à 2020, mais seuls 10% de sa production végétale et 1% de ses terres arables ont été certifiés comme tels à la date fixée. L’objectif a été repoussé à 2035.

En Suisse, 15% des agricultrices et agriculteurs sont déjà passés au bio et n’utilisent donc pas de produits chimiques, selon l’Office fédéral de la statistique. Mais le secteur agricole s’est opposé à un bond en avant plus ambitieux.

L’an dernier, deux initiatives ont été soumises au vote populaire: la première, intitulée «Pour une eau potable propre et une alimentation saine», demandait de priver de paiements directs les exploitations qui utilisent des produits phytosanitaires et l’autre, dénommée «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», visait l’interdiction pure et simple de ces substances. Toutes deux ont été balayées par 60% des voix. Si elles avaient abouti, elles auraient fait de la Suisse une pionnière de l’agriculture biologique en devenant le premier pays européen à interdire des produits comme les désherbants et les fongicides de synthèse.

Une évolution, pas une révolution

Selon Edward Mitchell, directeur du Laboratoire de biodiversité du sol à l’Université de Neuchâtel et l’un des initiateurs du texte «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», les militantes et les militants ont sous-estimé la résistance du secteur agricole et auraient dû faire davantage pour le rallier à leur cause. La communauté agricole, qui ne représente que 5% de la population suisse, a fait entendre son opposition. L’Union suisse des paysans affirmait que la production agricole diminuerait de 20 à 40% si les pesticides étaient bannis.

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Une pancarte dans une ferme exhortant les électrices et électeurs à rejeter l’initiative suisse sur l’interdiction des pesticides de 2021. Keystone / Urs Flueeler

Le gouvernement s’est également opposé aux deux initiatives. Celles-ci représentent une «révolution» plutôt que l’«évolution» vers l’agriculture durable préférée par le Parlement, a déclaré le ministre de l’Economie Guy Parmelin.

Selon Edward Mitchell, une interdiction des produits agrochimiques à la manière du Sri Lanka ne pourrait pas se produire en Suisse. «Le Sri Lanka est un cas rare, car les gouvernements ont généralement des liens forts avec l’industrie, dit-il. Nous ne pouvons pas espérer une telle action de la part du Conseil fédéral pour des raisons politiques et philosophiques, mais aussi dû à l’influence des lobbies et des intérêts particuliers.»

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Le secteur agro-industriel a dépensé des millions de francs suisses pour soutenir les opposantes et opposants aux initiatives, d’après Edward Mitchell. Bien que la Suisse soit un marché nettement plus petit que l’Allemagne, la France ou l’Italie, elle paie le prix fort pour les produits agrochimiques. Une étude gouvernementale de 2019 montre que les prix de vente des engrais y sont 20% plus élevés que dans les pays voisins, tandis que les herbicides et les insecticides sont vendus avec des majorations de respectivement 63% et 68%.

Le problème du rendement

L’opposition de l’agriculture et de l’industrie agrochimique ne constitue pas le seul obstacle à surmonter. Les rendements inférieurs de l’agriculture biologique représentent également un défi de taille.

Selon Adrian Müller, de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL) basé en Suisse, les rendements moyens de l’agriculture biologique s’avèrent inférieurs d’environ 20% à ceux de l’agriculture conventionnelle. L’écart est supérieur à 20% pour les cultures telles que les racines, les tubercules et les céréales, mais inférieur concernant les fruits, les oléagineux, les légumineuses et les légumes, détaille-t-il. Mais Adrian Müller et d’autres scientifiques comme Christoph Studer affirment que des solutions à ce problème existent: l’agroécologie, le développement de variétés à haut rendement spécifiquement destinées à l’agriculture biologique, une meilleure formation et des mesures incitatives pour les agricultrices et agriculteurs.

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L’agriculture à petite structure, avec une grande diversité de cultures, offre une bonne base pour une transition vers une agriculture plus agroécologique. Christoph Studer

Actuellement, les agricultrices et agriculteurs biologiques doivent semer des variétés développées pour les pratiques de culture conventionnelles, ce qui les désavantage nettement en termes de rendement, explique Adrian Müller. Les pays doivent, en outre, élaborer un bon programme de sensibilisation et de formation des agricultrices et agriculteurs, offrir des subventions appropriées, investir dans la sélection de variétés biologiques à haut rendement et se procurer suffisamment d’engrais naturels, ajoute-t-il. Les avantages à long terme justifient l’investissement initial.

«Les aliments cultivés de manière conventionnelle sont trop bon marché, alors que les coûts externes comme l’impact environnemental s’avèrent plus élevés, souligne Adrian Müller. Or, ceux-ci ne sont pas payés à la caisse du supermarché, mais par l’ensemble de la société.»

Selon Christoph Studer, la transition vers l’agriculture biologique doit être progressive et peut s’effectuer d’abord via une agriculture plus durable basée sur l’agroécologie. Cela implique des pratiques telles que l’utilisation accrue de compost et la prévention de l’épuisement des nutriments du sol: la rotation des cultures et les cultures intercalaires avec des légumineuses fixatrices d’azote sont des méthodes à privilégier.

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Dans les plantations d’hévéas sri-lankaises, l’utilisation de légumineuses fixatrices d’azote est déjà très répandue. Christoph Studer

Bien que le processus puisse prendre des années, il pourrait être une voie d’avenir pour le Sri Lanka, qui suit déjà certaines de ces pratiques, fait-il remarquer. «Il a fallu quelques décennies pour que l’agriculture conventionnelle pénètre au Sri Lanka», note Gurbir Singh, collègue de Christoph Studer. L’agriculture biologique présente plus de défis et nécessite plus de connaissances. Elle a donc besoin d’encore plus de temps pour se généraliser.»

L’agriculture durable

La tendance à une agriculture plus durable et biologique a obligé les géants de l’agrochimie comme la multinationale Syngenta à réagir en proposant des pesticides et des engrais moins toxiques et plus respectueux de l’environnement. Le groupe bâlois fait partie de ceux qui, dans le secteur, développent des solutions alternatives aux substances chimiques synthétiques à partir de composés et d’organismes naturels, ce que l’on appelle les produits biologiques.

«Nous voulons que tous les agricultrices et agriculteurs deviennent durables, quelles que soient les méthodes qu’elles et ils pratiquent», affirme Petra Laux, responsable du développement durable de Syngenta. L’entreprise s’efforce déjà de limiter les effets négatifs des produits agrochimiques sur les êtres humains et l’environnement en améliorant leur sécurité par des tests et en ciblant mieux certains parasites, poursuit-elle.

Syngenta encourage également de meilleures pratiques agricoles grâce à la formation et aux outils numériques pour une utilisation précise des pesticides. Le portefeuille de produits biologiques de la société comprend les biocontrôles, des substances utilisées pour lutter contre les maladies fongiques et bactériennes, les ravageurs, les nématodes et les mauvaises herbes. Y figurent également les biostimulants, qui sont appliqués aux plantes, aux graines ou aux racines pour améliorer l’efficacité de l’absorption des nutriments, la qualité des cultures et la tolérance aux températures extrêmes. La dernière innovation

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Shachi Gurumayum, ancien employé de Syngenta, s’occupe aujourd’hui des opérations suisses d’une entreprise texane qui vend des produits biologiques de lutte contre les ravageurs. Selon lui, vu l’aversion au risque de la communauté agricole, une agriculture durable et rentable plutôt que l’agriculture biologique a plus de chances d’être acceptée. «La question que nous devrions nous poser est de savoir comment passer d’un modèle qui a transformé l’agriculture et contribué à la sécurité alimentaire à un modèle qui utilise des produits plus sûrs, tout en maintenant la productivité», relève-t-il. 

Cela n’exclut pas la possibilité pour un pays de passer à une agriculture 100% biologique. Mais cela nécessite des investissements dans des domaines autres que l’agriculture, comme la fertilité des sols, la qualité des eaux souterraines, la biodiversité et les pollinisateurs. Il faut également que les consommatrices et consommateurs s’engagent à ne pas se contenter de payer un peu plus pour des aliments biologiques.

«Il est possible de nourrir le monde avec l’agriculture biologique, mais nos habitudes doivent changer. Nous devons manger moins de viande et gaspiller moins de nourriture», conclut Christoph Studer.

Zélie Schaler

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