«L’Europe a besoin d’un grand plan d’investissement»
Bernadette Ségol, la numéro un des syndicalistes européens, salue la décision de la BCE de racheter pour plus de mille milliards d’euros d’emprunts. Cela ne suffira toutefois pas à sortir enfin le Vieux-Continent du marasme, estime-t-elle en marge du Forum économique de Davos.
Secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES)Lien externe, Bernadette Ségol était pour la troisième année consécutive invitée au Forum économique de Davos (WEF). Elle est venue y dénoncer une nouvelle fois des politiques d’austérité qui menacent à ses yeux la construction européenne.
La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé jeudi qu’elle rachètera chaque mois pour 60 milliards d’euros d’emprunts publics et privés, dès mars et jusqu’en septembre 2016. Ce programme d’assouplissement quantitatif est destiné à relancer la croissance et lutter contre la déflation. Le rachat de dettes publiques est perçu comme l’arme ultime d’une banque centrale pour relancer l’économie.
swissinfo.ch: Selon un rapport de l’OIT publié cette semaine, plus de 61 millions d’emplois ont été perdus depuis la crise financière en 2008 et la tendance devrait se poursuivre jusqu’à la fin de la décennie, notamment en Europe. N’y a-t-il vraiment aucun moyen d’y mettre un frein?
Bernadette Ségol: Il existe évidemment des remèdes, et il est grand temps de les utiliser. Un plan d’investissement majeur en Europe est urgemment nécessaire. Celui-ci devrait se monter à 2% du PIB européen, soit près de 250 milliards d’euros par an durant dix ans. L’objectif est de remettre l’Europe à la pointe de l’industrie environnementale, que ce soit dans le domaine des économies d’énergie, de la rénovation des bâtiments ou encore des transports propres.
La Commission européenne entend investir 315 milliards sur trois ans, ce qui est à nos yeux nettement insuffisant pour véritablement relancer l’emploi. Ces dernières années, l’Europe a en effet connu un déficit en investissements qui se chiffre entre 270 et 510 milliards par an.
Par ailleurs, nous avons besoin d’une autre politique économique européenne. C’est en effet l’austérité et les coupes sauvages dans les dépenses publiques qui sont responsables de la stagnation en Europe.
swissinfo.ch: Si les politiques d’austérité ne marchent pas, pourquoi l’Europe et les gouvernements nationaux s’obstinent-ils dans cette voie?
B.S.: Parce que ces politiques ont bénéficié à une petite partie de la population, les plus riches. Ces personnes ont intérêt à vivre dans une société dictée par les règles du marché.
Je suis en faveur de comptes publics sains, mais force est de constater que les politiques menées jusqu’ici n’ont fait qu’étouffer la demande sans pour autant diminuer la dette. Au contraire. En Grèce, par exemple, elle est passée de 120% du PIB après la crise à 175% en 2014.
swissinfo.ch: Ne doit-on pas plutôt remettre en cause la trop grande protection des salariés européens et un marché du travail peu flexible?
B.S.: Des réformes structurelles ont été opérées ces dernières années dans de nombreux pays européens. On a baissé les salaires, diminué la protection des travailleurs et créé davantage encore de contrats précaires. Mais ces nouveaux emplois ne font qu’appauvrir les salariés et ne leur permettent pas de vivre décemment. Est-ce vraiment cela que nous voulons?
swissinfo.ch: Les jeunes sont particulièrement touchés par le chômage. Ne faut-il pas en priorité revoir un système de formation qui fait la part belle aux études universitaires dans de nombreux pays européens?
B.S.: La situation des jeunes chômeurs est grave, voire désespérante. Je n’ai aucun problème à dire qu’il faut repenser le système de formation et d’apprentissage. Mais cela nécessite des politiques publiques fortes, et donc de l’argent.
swissinfo.ch: Face aux risques de déflation, la BCE a décidé jeudi de racheter jusqu’à 60 milliards d’euros de dette par mois jusqu’en septembre 2016. Cette mesure vous satisfait-elle?
B.S.: Nous disons depuis longtemps que la BCE doit jouer son rôle de prêteur en dernier ressort. C’est indispensable dans une union monétaire. Les mesures annoncées, qui devraient contribuer à relancer l’économie et la croissance en Europe, sont donc les bienvenues. Mais seuls des investissements considérables permettront de véritablement remettre l’économie européenne en marche.
swissinfo.ch: Peut-on tout imputer à la crise économique? Le processus de délocalisation de certaines activités dans des pays à coûts de production bas ne va-t-il pas inéluctablement se poursuivre?
B.S. Non, l’Allemagne a par exemple su garder des petites et moyennes entreprises (PME) et diversifier son économie. Il existe encore dans ce pays une industrie forte, et avec elle tout un secteur de services prospères. Les conventions collectives et le partenariat social ont également servi à tamiser les effets de la crise
swissinfo.ch: Vous êtes donc une partisane du modèle allemand?
B.S.: Il présente des aspects positifs, que j’ai mentionnés, mais également d’autres plus négatifs. Je pense notamment aux millions de ‘mini-jobs’, ces emplois précaires qui ont permis à l’Allemagne d’exercer une concurrence salariale vers le bas par rapport aux pays voisins. Le dumping salarial et social à l’intérieur de l’UE, c’est la mort assurée du projet européen.
L’économie mondiale est entrée dans une période qui cumule croissance lente, amplification des inégalités et agitation sociale, a indiqué lundi l’Organisation internationale du travail (OIT) dans son rapport annuel sur les «Perspectives de l’emploi dans le monde et les tendances pour 2015».
En 2019, plus de 212 millions de personnes seront privées d’emploi, en hausse par rapport aux 201 millions actuellement recensés. Plus de 61 millions d’emplois ont été perdus depuis le début de la crise mondiale en 2008, a affirmé le directeur général de l’OIT, Guy Ryder.
Selon le rapport, les pays ont éprouvé des difficultés à rebondir après la crise du fait des inégalités grandissantes et des perspectives incertaines en matière d’investissement des entreprises.
Dans certaines économies avancées, les inégalités de revenu approchent dorénavant les niveaux observés dans les économies émergentes. Ces dernières ont, à l’inverse, réalisé des progrès en réduisant leur fort niveau d’inégalité, a expliqué Guy Ryder.
swissinfo.ch: Un autre pays se porte bien sur le continent: la Suisse. Comment expliquez-vous son insolente santé économique?
B.S.: Ces dernières décennies, la Suisse a fondé une bonne partie de son économie et de sa prospérité sur l’attrait de capitaux non déclarés et de sociétés désirant échapper à l’impôt. Il est temps de mettre fin à ces pratiques. Le fait que des entreprises se soustraient à l’impôt dans les pays où elles réalisent leurs profits m’est particulièrement insoutenable.
swissinfo.ch: Peut-on véritablement réduire la Suisse à son soi-disant statut de paradis fiscal, d’autant plus qu’elle a entrepris de gros efforts en abrogeant notamment le statut fiscal spécial accordé aux multinationales?
B.S.: Je ne suis pas certaine que les mesures adoptées par la Suisse seront suffisantes. Mais il y a bien entendu des choses positives à prendre de ce pays, notamment son système de partenariat social ou son réseau très développé de PME.
swissinfo.ch: Selon le rapport de l’OIT, dans certaines économies avancées, les inégalités approchent désormais les niveaux observés dans les économies émergentes. Quelles sont les conséquences pour l’Europe?
B.S.: La hausse des inégalités déstabilise les sociétés européennes et crée des doutes majeurs sur l’idéal qui a conduit à la création de l’Union européenne. Ces doutes sont malheureusement exploités par des populistes de tous bords qui n’offrent que des perspectives absurdes, comme le retour aux frontières nationales.
Ce n’est pas seulement la morale et la cohésion sociale qui est en jeu, mais la viabilité des économies européennes. En Grèce, par exemple, la montée des extrêmes et les situations de conflit engendrées par les politiques d’austérité ont eu notamment pour conséquence une paupérisation de la population et une baisse de la consommation.
swissinfo.ch: Le WEF est-il vraiment le bon endroit pour parler d’inégalités?
B.S.: Je le souhaite, car les dirigeants d’entreprises et les politiciens qui sont présents à Davos ont une grande part de responsabilité dans cette évolution. Malheureusement, j’ai l’impression que les mots prononcés ne sont pas suivis d’effets.
swissinfo.ch: Pourquoi alors venir à Davos?
B.S.: Peut-être que ma présence est un alibi pour ce Forum, mais je ne peux pas refuser de porter mon message ici. Le WEF offre par ailleurs de larges possibilités de s’informer et de rencontrer des gens de manière plus directe et informelle. C’est ce qui rend cette plateforme intéressante.
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