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La Grèce, victime parmi d’autres de la «dictature financière»

Pour Marc Chesney, il est impératif de remettre la finance au service de l'économie. swissinfo.ch

La dette étouffe la Grèce, comme de nombreux pays, même les plus riches. La dette étouffe aussi les ménages. Et qui vend, rachète, découpe en tranches et revend de la dette? Le système financier, devenu le vrai moteur de l’économie. Dans un petit livre décapant et incisif, l’économiste franco-suisse Marc Chesney dénonce les rouages d’une prise de pouvoir récente, qui menacerait jusqu’à la démocratie.


Depuis la début de la crise financière en 2008, les Etats de l’Union européenne ont dépensé quelque 4500 milliards d’euros pour renflouer leurs banques dites «systémiques», qui affichent des sommes de bilan proprement inimaginables. Rien qu’en Suisse en 2011, les deux géants UBS et Credit Suisse manipulaient conjointement environ 4 fois le PIB national. Et le chiffre monte à 75 fois (!) si l’on prend en compte les énormes activités hors-bilan, qui échappent à tout contrôle.

Dans ces conditions, les gouvernements doivent-ils se contenter d’accompagner un système où les gains sont pour quelques-uns, alors que les pertes sont pour tous? Comme en Grèce…. Dans son essai intitulé «De la Grande Guerre à la crise permanenteLien externe», Marc Chesney livre sa réponse en 110 pages  claires, compactes et solidement argumentées.

Marc Chesney

Double national franco-suisse, Marc Chesney a suivi ses études de mathématiques et d’économie à Paris et à Genève, où il a soutenu sa thèse, sur les produits dérivés. Titulaire d’une habilitation à diriger des recherches délivrée par la Sorbonne, il est aujourd’hui professeur de finance à l’Université de Zurich, après l’avoir été à HEC Paris. Depuis de nombreuses années il développe dans ses recherches et ses publications académiques une analyse critique du secteur financier. Il est membre de Finance WatchLien externe et de kontrapunktLien externe.

«De la Grande Guerre à la crise permanenteLien externe» est son premier ouvrage grand public. Bien reçu par la critique lors de sa parution en allemand, puis en français, le livre avait été sélectionné pour être présenté par son auteur au Salon du livre de Francfort 2014.

swissinfo.ch: En quoi voyez-vous la crise grecque comme un révélateur de ce que vous nommez la prise de pouvoir par une aristocratie financière?

Marc Chesney: Il est bien loin le temps où le Général de Gaulle pouvait dire – c’était en 1966 – «la politique de la France ne se fait pas à la corbeille» (réd: la bourse) . Aujourd’hui, ce sont les marchés financiers qui dictent ce que doit être l’orientation économique, financière, et par conséquent sociale des pays.

Dans le cas de la Grèce, on voit bien que les marchés, le FMI ou la Commission européenne imposent des exigences qui doivent primer sur le choix des électeurs. Les mesures d’austérité qu’Alexis Tspiras a finalement été contraint d’accepter début juillet sont plus sévères que celles que les Grecs avaient clairement refusées par référendum une semaine plus tôt. La Grèce est désormais sous tutelle, la démocratie est bafouée – et pas seulement dans ce pays d’ailleurs. L’objectif de cette politique est d’écraser toute velléité de résistance en Grèce, afin de ne pas donner des idées aux électeurs des autres pays eux aussi contraints à l’austérité.

swissinfo.ch: Austérité et réduction de la dette qui devraient pourtant aider le pays à se redresser, non?

M.C.: Mais justement pas. L’augmentation de la TVA va fragiliser davantage les plus pauvres. Les privatisations imposées à ce pays débouchent sur des situations absurdes. Par exemple, pour des bâtiments qu’il a dû vendre et qu’il utilise encore, l’Etat grec devra s’acquitter pendant les vingt prochaines années d’un loyer qui correspond à environ le triple du prix auquel il a vendu ces biens.

La Grèce souffre certes de corruption, mais l’Europe elle-même n’est pas exempte de graves dysfonctionnements. Comment Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission, peut-il intimer à la Grèce l’ordre de réduire son déficit, alors qu’il a dirigé pendant des années un pays – le Luxembourg -, qui a permis à des sociétés actives en Grèce de pratiquer l’évasion fiscale aux dépens de la République Hellénique? Cela tourne à la farce.

Cette évasion fiscale pratiquée à grande échelle par une petite minorité est une des causes principales de la ruine de l’Etat, dont pâtit la grande majorité des Grecs. N’oublions pas que pour les salariés grecs, l’impôt est prélevé à la source. Mais les salaires étant bas, de nombreuses personnes ont plusieurs jobs et une part importante des revenus provient de l’économie informelle. L’assiette fiscale est donc nettement insuffisante.

Penser que tous les Grecs partagent les mêmes intérêts et les mêmes caractéristiques est trompeur et relève de cliché. Il en va de même avec les Allemands. Les intérêts de la Deutsche Bank ne correspondent pas à ceux de l’immense majorité des contribuables allemands. Mais c’est quand même eux qui au final assument les risques inconsidérés pris par cette banque, y compris en Grèce.

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Les bourses flambent, l’économie déprime

Ce contenu a été publié sur Marc Chesney était le 7 mai 2013 l’invité du Journal du matin de la radio publique romande RTS. Le thème: des bourses mondiales florissantes, des indices au plus haut, et un contraste saisissant avec la morosité économique ambiante. Comment expliquer cette dichotomie? 

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swissinfo.ch: Il n’empêche, tout le monde s’accorde aujourd’hui à dire que la Grèce en 2001 n’était pas mûre pour rejoindre la zone euro…

M.C.: Mais à l’époque, personne ne l’a vu, ou n’a voulu le voir. La Grèce était déjà fortement endettée. La banque Goldman Sachs a alors effectué un montage financier – un swap de devises – pour lui permettre de camoufler une partie de sa dette. Il s’agissait d’un échange sur la base d’un cours euro – dollar fictif, qui a permis à ce pays de réaliser un emprunt qui n’apparaissait pas dans la comptabilité nationale. C’est un procédé courant, qui montre que l’innovation, en matière de finance, est sans limite. Et ça n’a pas été le seul.

Ce montage a contribué à ce que la Grèce satisfasse en apparence aux critères de Maastricht. Au passage, la banque a empoché près de 300 millions d’euros de commission. Et Mario Draghi, actuel président de la Banque centrale européenne, qui a été de 2002 à 2005 vice-président de Goldman Sachs Europe, n’a jamais dénoncé publiquement ces opérations.

Puis il y a eu les énormes dépenses pour les Jeux Olympiques de 2004, dont une partie des stades tombe aujourd’hui en ruines, et aussi les achats massifs d’armements en particulier à la France et à l’Allemagne. De belles affaires pour les industries d’armement de ces deux pays et pour les banques qui ont financé ces achats. Mais elles auraient dû savoir que la solvabilité du client posait problème.

Aujourd’hui, un audit de la dette s’impose. C’est par exemple le chemin qu’a suivi un pays comme l’Equateur en analysant le caractère légitime ou illégitime de ses dettes, et en annonçant en 2008 la suspension du remboursement d’une part importante de sa dette. Une dette est illégitime si elle a été contractée contre les intérêts de la population et ce en toute connaissance des prêteurs.

D’ailleurs, à Berlin, le gouvernement est bien placé pour le savoir puisqu’en 1953, plus de 50% de la dette allemande a été annulée, dans le cadre de l’accord de Londres. A l’époque, il s’agissait surtout de ne pas entraver le redécollage économique du pays. Pourquoi ne pas faire de même avec la Grèce?

« La bourse est devenue un casino, où les grandes banques jouent de l’argent qui le plus souvent n’est pas le leur. »

swissinfo.ch: Venons-en au livre. «Boulimie», «pathologie», «escroquerie» «dictature»: vous n’êtes pas tendre avec le secteur financier….

M.C.: Pourquoi être tendre? La bourse est devenue un casino, où les grandes banques jouent de l’argent qui le plus souvent n’est pas le leur. Ce ne sont plus des investissements, mais des mises. Le secteur financier est de plus en plus déconnecté de l’économie réelle, et les banques centrales faussent encore le jeu en inondant les marchés de liquidités. Ce qui domine, c’est la vénalité, la vacuité morale, et l’absence de valeurs autres que financières.

En théorie, la bourse devrait être l’endroit où se financent les entreprises. En 2011, en France par exemple, elles n’y ont levé que 5,4% de leurs capitaux! Rien qu’en 2001, cette part était encore de 27%.

Aujourd’hui, on estime que la moitié des transactions sur les marchés européens (et jusqu’à 70% aux Etats-Unis) sont des transactions à haute fréquence, c’est-à-dire effectuées par des ordinateurs qui achètent et revendent des titres en quelques microsecondes. 80 à 90% de ces ordres sont annulés à la même vitesse afin d’induire la concurrence en erreur. Est-ce que c’est de l’investissement responsable? C’est plutôt du poker menteur. Pour l’utilité sociale de ce qu’on y fait, la bourse pourrait tout aussi bien n’ouvrir qu’une heure par semaine. De même pour les marchés des changes. Six jours de transactions par année y seraient suffisants pour permettre à l’ensemble du commerce international des biens et services de s’effectuer.

swissinfo.ch: N’est-ce pas la rançon du libéralisme?

M.C.: Ce n’est plus du libéralisme. Renflouer, comme le font les Etats, des banques «too big to fail» avec des fonds publics est contraire à la doctrine libérale, qui prône que celui qui prend des risques doit les assumer.

Au 19e siècle, le libéralisme a apporté un développement, économique, social, humain, scientifique, culturel, même si tout n’était pas idéal, loin s’en faut. Puis il y a eu deux guerres mondiales, et la domination à l’Ouest du modèle keynésien, d’un Etat social et interventionniste. Dès les années 70, avec les chocs pétroliers, la stagflation et la guerre du Vietnam, ce modèle a commencé à montrer ses faiblesses. Les néo-libéraux étaient déjà prêts, avec l’Ecole de Chicago de Milton Friedman, mais ils n’ont pris le pouvoir qu’au début des années 80, avec les arrivées aux commandes de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Depuis lors, la sphère financière a enflé démesurément, et elle est devenue le centre nerveux de l’économie.

« Pour l’écrasante majorité de la population, le néo-libéralisme ne fonctionne pas. Le monde a besoin d’une nouvelle école de pensée économique.  »

Aujourd’hui, ce modèle conduit au désastre. Pour l’écrasante majorité de la population, le néo-libéralisme ne fonctionne pas. Le monde a besoin d’une nouvelle école de pensée économique. Le keynésianisme a beaucoup apporté, mais l’époque actuelle n’est plus celle de Keynes. Une politique keynésienne de relance par le biais de dépenses publiques supplémentaires creuserait une dette qui pour la plupart des pays est déjà particulièrement inquiétante.

swissinfo.ch: Alors que faire?

M.C.: C’est ce qui est terrible: on sait ce qu’il faudrait faire, mais on ne le fait pas. Avant tout, il faut remettre la finance au service de l’économie. Ceci implique effectivement une forte diminution de la dette publique, par le biais d’un audit, comme on l’a déjà dit. De plus, pour que le contribuable cesse de financer les pertes des grandes banques, celles-ci devraient voir leur taille drastiquement réduite. Elles seraient ainsi susceptibles de tomber en faillite si elles prennent de mauvaises décisions, comme la plupart des autres entreprises.

La régulation devrait être simplifiée et transparente, de manière à renforcer son impact. Il faut également imposer aux banques davantage de fonds propres, ainsi qu’une certification de leurs produits. Il n’est pas normal que le secteur financier puisse émettre des produits toxiques en toute impunité.

Il faut aussi réintroduire la séparation entre banque de dépôt et banque d’affaires, comme elle a existé aux Etats-Unis de 1933 à 1999, avec le Glass-Steagall Act. Ceci afin que les banques qui veulent prendre des risques démesurés le fassent avec leur argent, pas avec celui du client ou du contribuable.

Il y a aussi la taxe sur les paiements électroniques, telle que l’a proposée le financier zurichois Felix Bolliger. Ce n’est pas la Taxe Tobin, mais c’est un système à la fois simple et efficace, qui pourrait potentiellement remplacer tous les impôts perçus par les Etats, pour le plus grand bénéfice de tous (encadré).

swissinfo.ch: Vous vous inscrivez dans un courant très critique envers le secteur financier. Pourtant, celui-ci jouit toujours d’un certain prestige, notamment dans les médias, qui donnent régulièrement les cours de la bourse, comme s’il s’agissait d’une information importante…

M.C.: Les mouvements à la hausse et à la baisse s’enchaînent au fil des jours sans que le citoyen ne puisse en déduire grand-chose. C’est un langage hermétique réservé aux initiés, un peu comme la messe en latin d’avant Vatican II. Des chiffres incompréhensibles, emballés dans un verbiage complexe.

Les radios donnent la bourse en fin de bulletin, avec la météo, comme si elle pouvait être associée à un phénomène naturel. On devrait plutôt la présenter avec les résultats du loto. A la différence près que la bourse n’est même plus un jeu de hasard, tant les manipulations et les malversations sont fréquentes.

swissinfo.ch: Vers la fin de votre livre, vous citez «Indignez-vous» de Stéphane Hessel. Vous voulez aussi amener les gens à s’indigner?

M.C.: Oui. Tenter de conserver sa dignité requiert tout d’abord l’indignation, puis l’engagement pour trouver des solutions.

La taxe miracle

Marc Chesney soutient l’idée d’une micro-taxe sur les paiements électroniques. A la différence de la Taxe Tobin, qui ne s’appliquerait qu’aux transactions financières, celle-ci serait prélevée sur tous les paiements, y compris nos retraits au bancomat ou nos pleins d’essence. Rien qu’en Suisse, ces transactions représentent quelque 100’000 milliards de francs par année. Il suffirait donc d’un taux très faible, de 0,2%, pour engranger chaque année 30 milliards de plus que l’ensemble des impôts collectés sur tout le territoire de la Confédération, qui est de l’ordre de 170 milliards. Potentiellement, ce nouvel impôt pourrait donc remplacer tous les autres!

Objection: son introduction ferait immédiatement fuir les plus gros acteurs de la place financière, responsables de la majorité des transactions ainsi taxées. Qu’à cela ne tienne, répliquent les partisans de la taxe, ces activités sont de toute façon nuisibles et on pourrait compenser les pertes de recettes résultant de leur départ par une hausse du taux de la taxe, qui même à 1% resterait tout à fait favorable à la majorité des citoyens et des entreprises.

Marc Chesney pense que la Suisse pourrait parfaitement montrer l’exemple dans ce domaine et que le système de démocratie directe serait idéal pour l’introduire par voie d’initiative populaire.

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