La pandémie révèle des difficultés à attirer les talents internationaux en Suisse
Le marché du travail helvétique est l’un des plus attractifs au monde, mais la place économique suisse est de plus en plus concurrencée par d’autres pays en raison de ses restrictions en matière d’immigration. La pandémie peut-elle être un tournant?
En avril, l’entreprise de biotechnologie suisse Lonza a été pointée du doigt à cause de retards dans sa toute nouvelle usine, qui produit les ingrédients du vaccin anti-Covid de Moderna. Des lenteurs en partie liées à la difficulté de recruter de la main-d’œuvre spécialisée – notamment en ingénierie des bioprocédés et en contrôle qualité – en Valais. Lonza prévoit de pourvoir 1200 nouveaux postes à Viège, une ville d’environ 8000 habitants située dans ce canton du sud de la Suisse.
Selon certains médias suisses, les quotas appliqués à la main d’œuvre étrangère – plafonnés à 42 permis de résidence (permis B) pour le Valais en 2021 – ont compliqué les embauches. Tout en se refusant à confirmer cette analyse, un porte-parole de Lonza reconnaît que trouver des personnes ayant les qualifications nécessaires se révèle difficile pour de nombreuses raisons.
La nécessité de muscler rapidement la production de vaccins est probablement un cas particulier. Mais certaines personnalités politiques voient dans les difficultés de recrutement de Lonza une preuve de plus que la Suisse doit s’ouvrir davantage aux personnes hautement qualifiées extra-européennes – c’est-à-dire aux ressortissants de pays dits «tiers» ou «non UE/AELE» -, si elle veut préserver la compétitivité de sa place économique.
Et ce alors que le gouvernement vient d’abandonner l’accord-cadre avec l’Union européenne (UE), remettant en question l’accès des entreprises helvétiques aux talents européens.
«La crise sanitaire et l’affaire Lonza ont montré au monde politique à quel point le problème en matière de talents est sérieux», déclare l’ancien parlementaire libéral-radical (droite) Fathi Derder à swissinfo.ch. Les demandes d’assouplissement des restrictions imposées aux étrangers qualifiés font l’objet de débats depuis des années, mais semblent bénéficier d’un soutien accru dans le contexte de la pandémie.
Le 4 mai, le Conseil national (la Chambre basse du Parlement suisse) a adopté une motionLien externe déposée par Fathi Derder il y a deux ans, demandant que le système actuel de contingents soit remplacé par un système d’immigration plus flexible.
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8500 permis en 2020
En vertu de l’accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l’UE, il n’existe pas de quotas pour la main-d’œuvre provenant des pays de l’UE et de l’Association européenne de libre-échange (AELE). La situation est différente pour les ressortissants de pays tiers, tels que les États-Unis, l’Inde ou la Chine. Depuis le Brexit, des quotas distincts sont en outre fixés pour les citoyens et citoyennes britanniques.
Les contingents pour les permis de séjour de courte durée (permis L) et de résidence (permis B) pour les pays hors UE/AELE (à l’exception du Royaume-Uni) se situent dans une fourchette de 6500 à 8500 par an. Ils sont fixés en concertation avec les cantons et en tenant compte des évolutions politico-économiques du pays, indique le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). Une partie est attribuée aux cantons en fonction des besoins prévus, et l’autre partie est mise en réserve pour la Confédération.
Directrice de l’immigration pour les services internationaux aux entreprises au sein de la société de conseil Deloitte à Zurich, Julia Stutzer assure que le niveau global des contingents n’est pas le principal problème, depuis qu’ils ont été relevés en 2017. Son équipe de 20 personnes établit environ 4000 demandes de permis par an en Suisse pour le compte de clients, parmi lesquels de nombreuses multinationales. Après examen des demandes par Deloitte, peu sont refusées, explique-t-elle.
Alexa Mossaz, spécialiste en droit de l’immigration pour le cabinet de services juridiques Legal Expat Switzerland, estime toutefois que le nombre de «permis B extracommunautaires disponibles n’est pas suffisant pour des cantons comme Genève, Vaud ou Zurich où la demande est importante» en raison de la présence de multinationales étrangères. Ces cantons atteignent généralement leur plafond en milieu d’année et font appel à la réserve fédérale, note Julia Stutzer.
Une procédure complexe
D’après nos sources, les entreprises rechignent à critiquer trop ouvertement le système actuel pour ne pas risquer de perturber leurs relations avec les cantons, les questions migratoires étant sensibles politiquement. L’électorat suisse a approuvé de peu en 2014 une réforme visant à freiner l’immigration de masse, qui demandait la réintroduction de contingents.
En 2016, le PDG de Roche Severin Schwan a contestéLien externe la décision du gouvernement suisse d’abaisser les quotas pour les ressortissants de pays tiers, affirmant que la moitié des employés du département de recherche du groupe pharmaceutique venaient de l’étranger. Ses propos ont causé des remous mais, en coulisses, d’autres responsables de multinationales pestent contre la difficulté d’embaucher des personnes issues de pays non membres de l’UE/AELE.
Pour ce qui est d’attirer des multinationales, une étudeLien externe de Deloitte et de la Chambre de commerce suisse-américaine publiée l’année dernière affirme que la Suisse perd du terrain par rapport à d’autres pôles économiques; la complexité du recrutement de jeunes talents internationaux est la principale raison énoncée.
Reste que les grandes entreprises génèrent des revenus importants pour les cantons et sont de ce fait toujours mieux placées pour obtenir des permis. Novartis reçoit «suffisamment de permis» pour répondre à ses «besoins confirmés en matière d’immigration», assure ainsi un porte-parole de l’entreprise à swissinfo.ch.
Mais les spécialistes relèvent que beaucoup d’entreprises ne veulent pas s’aventurer à postuler si elles ne sont pas certaines que le candidat ou la candidate recevra un permis, pour ne pas risquer de passer à côté d’autres talents dans l’intervalle.
Les ressortissants de pays tiers ne sont censés être engagés qu’en cas d’«absolue nécessité», selon le gouvernement suisse. Les entreprises doivent respecter des procédures strictes afin d’apporter la preuve que personne en Suisse ni en Europe ne peut remplir la mission.
«La procédure de demande de permis pour une personne venant d’un pays tiers est assez longue et coûteuse», souligne Nicolai Mikkelsen, directeur exécutif de la filiale zurichoise du cabinet de ressources humaines Michael Page. «Quand nous travaillons avec des chasseurs de têtes, ils préfèrent ne pas voir de profils provenant de pays extérieurs à l’UE, car ils auront du mal à les faire passer.» Le professionnel ajoute que certaines entreprises hésitent même à entamer un processus de transfert à l’interne de crainte qu’il n’aboutisse pas.
Bataille pour les talents
Julia Stutzer, de Deloitte, fait aussi remarquer que les exigences en matière de permis sont axées sur une main-d’œuvre plutôt senior et expérimentée, alors que l’intérêt de nombreuses entreprises se porte davantage sur des compétences essentielles difficiles à trouver en Suisse, et ces profils n’ont souvent pas le parcours professionnel standard. Par exemple, les entreprises pharmaceutiques se battent pour recruter de jeunes talents possédant des compétences spécialisées telles que l’analyse des données des patients «dans la vraie vie» ou l’intelligence artificielle.
Une étudeLien externe réalisée par Spring Professional montre que, malgré une hausse du chômage dans certaines professions en Suisse, la pandémie a eu peu d’impact sur les pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs tels que l’ingénierie, l’informatique et la médecine. La crise sanitaire a même «accentué les pénuries de talents dans les professions hautement spécialisées» comme la technologie médicale.
Paradoxalement, certaines des personnes que la Suisse souhaite le plus attirer sont celles qui ont le plus de mal à obtenir un permis. C’est par exemple le cas des jeunes diplômés des universités suisses ou des créateurs et créatrices d’entreprises dans des domaines tels que l’ingénierie, la biotechnologie et l’informatique.
«Les procédures de permis peuvent être refusées y compris dans l’informatique ou le développement de logiciels, des domaines où l’on se bat pour les talents», relève Franziska Schmid de l’École polytechnique fédérale ETH Zurich.
Eric Burns est américain et vient de terminer son doctorat en chimie à l’ETH Zurich et à l’Institut Paul Scherrer. Il raconte avoir eu du mal à trouver un employeur prêt à le «parrainer» pour obtenir un permis. Il a reçu des offres d’emploi de grandes entreprises et a cofondé une start-up travaillant sur la technologie des énergies renouvelables. Après avoir obtenu son diplôme, son permis B lié à ses études a expiré et il a réussi à obtenir un permis L de courte durée. Mais s’il n’obtient pas de permis de séjour dans les prochains mois, il devra quitter le pays, en emmenant ses projets avec lui.
Eric Burns, qui vit en Suisse depuis plus de 4 ans, se dit prêt à envisager des emplois qui ne sont pas exactement liés à son domaine d’études, mais il ne s’attendait pas à ce que le processus soit si complexe. «C’est l’incertitude qui rend l’organisation de ma vie difficile», témoigne-t-il à swissinfo.ch. S’il avait su à quel point il serait compliqué de rester en Suisse, Eric Burns dit qu’il n’est pas certain qu’il serait venu y faire ses études.
La spécialiste en droit de l’immigration Alexa Mossaz confirme que les diplômés qualifiés non européens se retrouvent souvent dans une situation difficile. Ils sont censés avoir six mois pour chercher un emploi après leurs études et être embauchés aux mêmes conditions que les diplômés suisses ou européens. Mais ils doivent justifier de moyens financiers suffisants pour obtenir cette autorisation de courte durée, ce qui est difficile sans emploi et sans accès aux allocations de chômage, comme le prévoit leur visa.
Obstacles pour les petites entreprises
La situation est particulièrement complexe pour les petites entreprises comme les biotechs ou les start-up de logiciels. Michael Altorfer, directeur de l’Association suisse des biotechnologies, explique que tout le monde se dispute un très petit groupe de personnes, qui savent à la fois obtenir un financement externe, gérer un pipeline de R&D et des réserves de liquidités, et ont des connaissances en matière de développement clinique.
Michael Altorfer estime que la Suisse devrait explorer l’idée d’un visa adapté à la création d’entreprise ou de start-up, tel qu’il en existe déjà dans des pays comme les États-Unis, la France, le Canada et Israël.
Alexa Mossaz explique que les start-up désireuses d’embaucher des profils de spécialistes en dehors de l’Europe sont tenues de démontrer leur importance économique pour le canton. «Une petite start-up qui ne crée pas de revenus a de forts risques d’échouer dans le processus. La start-up doit générer des revenus et présenter un fort potentiel pour l’économie suisse d’ici les trois prochaines années afin de répondre aux critères pour les permis», détaille la professionnelle.
Un équilibre à trouver
Le problème de la production de vaccins a fait remonter cette préoccupation de l’accès aux talents jusqu’aux plus hautes sphères du gouvernement. Le 19 mai, le ministre de l’intérieur Alain Berset a annoncé l’aide de la Confédération pour embaucher 75 personnes chez Lonza. Davantage de recrutements seront encore nécessaires sur le site de Viège, car Moderna prévoit de doubler la capacité de production suisse du vaccin contre la Covid-19 dans le courant de l’année prochaine. Lonza a également annoncé l’expansion d’autres secteurs de production.
La voie à adopter à long terme est moins claire. L’ancien parlementaire Fathi Derder estime que les quotas devraient être supprimés, mais certains craignent que cela n’entraîne un dumping salarial, une pression démographique et une concurrence accrue pour les emplois.
Dans leur document publié l’année dernière, Deloitte et la Chambre de commerce suisse-américaine suggèrent des changements plus modérés, tels que des «permis d’innovation» pour les étudiants internationaux dans des domaines techniques. Ils proposent également un système de certification pour les «entreprises de confiance» afin de faciliter la mobilité des talents au sein du même groupe, comme les Pays-Bas l’ont déjà fait.
Le modèle suisse est fiable et fonctionne à bien des égards, déclare Julia Stutzer de Deloitte. «Nous ne pensons pas que l’ensemble du système d’immigration doive changer. Mais il faut davantage de numérisation et de flexibilité sur les quotas et les procédures, pour le petit nombre de personnes qui apportent un savoir-faire dont la Suisse a besoin.»
Fathi Derder considère le vote du 4 mai comme un pas en avant, mais la motion doit encore être adoptée par le Conseil des Etats (Chambre haute) pour être acceptée. En mars dernier, le gouvernement a par ailleurs accepté de préparer un rapport examinant certaines options pour une modification des règles d’immigration. Au cours des deux dernières années, d’autres propositions allant dans le même sens ont aussi rencontré un écho grandissant. Reste à savoir comment le rejet récent par la Suisse de l’accord-cadre avec l’UE influencera l’opinion en matière d’immigration.
«Nous devons nous battre pour être au top. Nous ne pouvons pas dire que nous serons toujours riches», déclare Fathi Derder. «Nous devrions dérouler le tapis rouge aux talents internationaux et leur dire: ‘n’allez pas en Israël ou dans la Silicon Valley, venez en Suisse’.»
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