La place financière suisse intéresse les historiens
Deux récents travaux de recherche se penchent sur l'histoire de la Suisse comme paradis offshore: comment les mouvements de décolonisation ont-il permis à la Suisse de consolider sa place à l'international en tant que paradis fiscal? Et quelles ont été les réactions de la banque nationale et des autorités judiciaires helvétiques pour lutter contre les flux d'argent sale? Rencontre avec les historiens Vanessa Ogle et Thibaud Giddey.
Vanessa Ogle est professeure associée à Berkeley, aux Etats-Unis. Elle développe dans une récente étudeLien externe une analyse inédite pour expliquer le développement spectaculaire de la Suisse comme place financière offshore dans les années 50 et 60, en faisant un lien direct avec l’arrivée en masse de capitaux issus des mouvements décoloniaux.
Avec les indépendances des anciennes colonies, des craintes émergent au sujet de la sécurité des avoirs en raison de l’arrivée au pouvoir de gouvernements perçus comme hostiles. Un rapatriement des fonds vers les ex-pays colonisateurs est alors vu comme peu souhaitable, en raison de l’introduction à cette époque en Europe d’impôts progressifs qui taxent en priorité les plus riches. Vanessa Ogle souligne également la persistance d’une «morale blanche de l’impôt bas» («low white tax morale») issue des anciennes pratiques en vigueur dans les empires coloniaux où, contrairement aux populations locales, les colons avaient jusqu’ici toujours bénéficié de taux d’imposition extrêmement bas.
Face à ces contraintes fiscales et à la panique financière concomitante à la fin des empires coloniaux, c’est la Suisse qui tirera en particulier son épingle du jeu. Le pays, qui est déjà un paradis fiscal notamment pour les élites françaises, apparaît comme une solution logique et facile d’accès. D’abord pour les entreprises et les individus anciennement basés dans les colonies mais également, dans un deuxième temps, pour les élites locales. La Suisse abritera ainsi les fonds de nombreux anciens dictateurs, comme Juan Perón (Argentine), Fulgencio Batista (Cuba), Sukarno (Indonésie) ou encore Rafael Trujillo (République dominicaine).
Inquiétudes de la Banque nationale suisse et «Gentlemen’s Agreement»
A partir de la seconde partie des années 50, la Banque nationale suisse (BNS) remarque l’ouverture sur le territoire national d’un nombre inhabituellement élevé de banques provenant de l’ancien monde colonial, dont le but est de rapatrier des actifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans le cadre du processus de décolonisation.
La Banque de l’Indochine, la Banque Pariente, la Banque Hassan, la Banque ottomane, le Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie… Pour Vanessa Ogle, «ces banques liées aux anciens empires, et leurs implantations en Suisse, ont contribué à l’internationalisation de la Suisse en tant que centre bancaire après la Seconde Guerre mondiale et ont ainsi influencé la réputation et les perspectives du secteur bancaire suisse au cours des décennies suivantes.»
Ces afflux de capitaux, notamment sous la forme d’importants transferts physiques de billets et d’or, ne sont cependant pas sans inquiéter les autorités. Fin 1953, les banques déclarent à la BNS détenir des fonds étrangers pour un montant de 3252 millions de francs. Deux ans plus tard, ce chiffre est de 3828 millions, soit une hausse de 15%.
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La Suisse et ses colonies
La BNS craint une surchauffe et un excès de liquidités dommageable à l’économie: en 1956, elle exige des banques privées qu’elles respectent un «Gentlemen’s Agreement» visant à rediriger ces flux d’argent via une stratégie d’investissement conforme aux intérêts suisses.
Cet accord, qui perdurera jusqu’au milieu des années 60, stipule notamment que les banques ne devaient en aucun cas investir l’argent affluant de diverses sources étrangères dans des titres ou des biens immobiliers suisses. Une décision qui contribuera grandement au développement en Suisse de services d’ingénierie financière dédiés aux investissements à l’étranger.
Criminalité en col blanc: les différentes approches de la justice zurichoise et genevoise
Thibaud Giddey, chercheur post-doc affilié à l’Université de Lausanne, s’intéresse quant à luiLien externe à la manière dont la Suisse a réformé son système judiciaire afin d’améliorer la lutte contre la criminalité économique entre les années 70 et 90.
Dans un rapport de 1975 qu’il a exhumé des archives, Joseph Voyame, Directeur de l’Office fédéral de la justice, se replonge dans ses souvenirs de jeunesse pour illustrer les lacunes d’une justice suisse dépassée par l’importance internationale croissante de sa place financière, et les crimes économiques qui vont avec.
«Je me souviens avoir été nommé, alors jeune avocat, juge d’instruction extraordinaire dans une affaire de faillite frauduleuse dont le montant s’élevait à près de dix millions de francs et je vous assure que j’étais complètement perdu face à un homme d’affaires qui connaissait les affaires beaucoup mieux que moi, me ridiculisant même parfois un peu. Je pense donc que nous devrions mettre en place des organes spécialisés, remplis d’hommes compétents, indépendants du monde économique et financier».
Thibaud Giddey s’est penché sur les stratégies mises en place par le canton de Zurich et celui de Genève pour remédier à cette situation. Il étudie notamment la manière dont dans les années 70, notamment grâce au succès d’une initiative populaire soutenue à la fois par citoyens, hommes politiques et pouvoir judiciaire, «en quelques années, aux trois stades de la réponse judiciaire – enquête, poursuite, jugement – le canton de Zurich a créé ou amélioré des unités spécialisées dans la lutte contre la criminalité économique».
«Cependant, tempère l’étude, la coopération judiciaire internationale avec des juges étrangers restait compliquée, essentiellement en raison des obstacles juridiques qui empêchaient les procureurs suisses d’obtenir et de partager des informations avec leurs homologues étrangers dans le cadre d’une enquête étrangère. Les changements apportés à Zurich visaient principalement à améliorer et à accélérer les procédures judiciaires impliquant des fraudeurs locaux. Les grandes enquêtes judiciaires internationales concernant des activités commerciales suspectes utilisant Zurich comme terrain de jeu étaient encore difficiles à mener.»
A Genève, le tournant semble avoir été pris plus tard, avec l’élection en 1990 de Bernard Bertossa comme procureur général. «L’équipe mise en place était déterminée à suivre une politique active de poursuites contre la criminalité financière et ses ramifications internationales. En résumé, Genève a réagi plus tard et a pris des mesures plus lentes dans la réorganisation des autorités de poursuite et de jugement, mais d’un autre côté, il y avait une volonté plus claire de contenir la criminalité financière internationale croissante, en déstabilisant les circuits financiers tranquillement utilisés par l’argent sale».
Les autorités de poursuites genevoises ont également commencé à faire appel, à cette époque, à une forme de collaboration de la part de la place financière. Pour les banquiers, un équilibre délicat est alors à trouver entre deux nécessités contradictoires, à savoir celle de protéger le secret bancaire des curiosités de la justice tout en maintenant un certain standing de la Suisse face à un enjeu réputationnel grandissant et une image de paradis de l’argent sale. Pour Thibaud Giddey, il pourrait être intéressant d’effectuer des recherches plus approfondies sur cette période pour «éclairer les liens étroits et ambigus entre l’évolution du cadre judiciaire et le développement du secteur financier.»
Le problème de l’accès aux archives
Les recherches de Thibaud Giddey et de Vanessa Ogle sont basées sur des archives inédites, dont l’accès n’est parfois pas toujours facile. Cette dernière note dans son étude que le fait de «rassembler les informations […], en particulier celles qui concernent le rôle des banques, est un travail de détective qui repose souvent sur quelques documents miraculeusement oubliés lors de l’assainissement que la plupart des archives bancaires ont certainement subi avant d’être ouvertes au public. La grande majorité des archives des banques privées existantes aux États-Unis, au Canada et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni, ne sont soit pas du tout ouvertes aux chercheurs, soit ont été fortement triées et expurgées, jusqu’à mettre à disposition essentiellement du matériel publicitaire et des rapports déjà publics qui auraient tout aussi bien être consultés dans n’importe quelle autre bibliothèque».
Gotham City
*Fondée par les journalistes d’investigation Marie Maurisse et François Pilet, Gotham CityLien externe est une newsletter de veille judiciaire spécialisée dans la criminalité économique.
Chaque semaine, elle rapporte à ses abonnés les cas de fraude, corruption et blanchiment en lien avec la place financière suisse, sur la base de documents de justice en accès public.
Tous les mois, Gotham City sélectionne l’un de ses articles, l’enrichit et le propose en accès libre aux lecteurs de swissinfo.ch.
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