Malgré les réformes, la Suisse garde sa réputation de paradis fiscal
Un taux minimum d'imposition des sociétés? Les citoyens suisses en décideront en juin dans les urnes. Selon ses partisans, cette mesure devrait mettre fin à la réputation douteuse de la Suisse en tant que paradis fiscal. D’autres estiment qu'il y a encore du travail à faire.
Il y a 40 ans sortait le rapport GordonLien externe. Rédigé aux États-Unis par le ministère de la Justice, le ministère des Finances et le fisc, ce document décrit la Suisse comme «le prototype du paradis fiscal moderne». Depuis lors, Berne a adopté diverses réformes visant à mettre fin aux régimes fiscaux spéciaux, à partager des informations fiscales avec d’autres pays et à supprimer certaines échappatoires.
Néanmoins, la Suisse reste souvent pointée comme l’un des pires exemples lorsqu’il s’agit de permettre aux entreprises multinationales d’éviter de payer leur juste part d’impôts. C’est ce qu’indique le «Corporate Tax Haven IndexLien externe» publié par un collectif de chercheurs universitaires qui évalue dans quelle mesure les lois et les politiques des pays tolèrent les abus fiscaux. Dans ce classement, la Suisse apparaît au cinquième rang, juste derrière les Pays-Bas et des îles connues pour leur faible fiscalité, comme les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans et les Bermudes.
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L’impôt minimum sur les bénéfices des multinationales à l’épreuve des urnes
Les taux d’imposition helvétiques sur les sociétés figurent ainsi parmi les plus bas du monde, en particulier dans le canton de Zoug où le taux statutaire est d’environ 11%. Cet endroit héberge des multinationales de première importance, comme Glencore. Cette situation changerait si, en juin, les citoyens suisses approuvaient un amendement constitutionnel visant à instaurer un taux minimum d’imposition des sociétés de 15%. Cet objet s’inscrit dans le cadre d’un accord mondial orchestré par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) et soutenu par plus de 130 pays. En cas d’approbation, la hausse du taux d’imposition entrerait en vigueur en 2024.
Surmontant quelques réticences initiales, les groupes pro-entreprises se sont prononcés en faveur de l’accord. Même si les multinationales paieront plus d’impôts, ils estiment que c’est l’occasion de changer enfin la «perception» de la Suisse en tant que paradis fiscal.
«La Suisse essaie depuis des années de montrer à la communauté internationale qu’elle a des règles, qu’elle est transparente et qu’elle fait partie du nouvel ordre fiscal», a déclaré Karine Uzan Mercié, en charge de la fiscalité mondiale de l’entreprise de matériaux de construction Holcim. Elle s’exprimait lors d’un événement médiatique organisé par les groupes de pression économiques SwissHoldings et Economiesuisse en mars. «Si la Confédération n’adopte pas le taux d’imposition minimum, elle fera un pas en arrière et enverra un message curieux et contradictoire à la communauté internationale.»
Insuffisant pour changer la donne
Il n’existe pas de définition universelle des paradis fiscaux mais les taux d’imposition faibles ou nuls sont généralement considérés comme une caractéristique essentielle. D’autres descriptions font également référence au secret financier, ainsi qu’aux lois et aux politiques qui permettent aux entreprises internationales de délocaliser plus facilement leurs bénéfices vers des régions à faible taux d’imposition. Cette manœuvre leur permet de réduire leur charge fiscale, privant ainsi les pays, principalement les pays en développement, de recettes fiscales.
L’accord international conclu en 2021 vise à enrayer le nivellement par le bas de l’impôt sur les sociétés. Le taux moyen mondial a en effet reculé d’environ 45% à 25% au cours des 40 dernières années. Des milliards de dollars ont été transférés vers des régions à faible taux d’imposition.
Il n’existe pas de consensus international sur la définition d’un paradis fiscal. L’un des premiers documents universitairesLien externe sur le sujet décrivait les paradis fiscaux comme des juridictions à faible taux d’imposition offrant aux entreprises et aux particuliers des possibilités d’évasion fiscale. Toutefois, des analyses plus récentes adoptent un point de vue plus large et incluent le secret financier et la transparence. Le collectif Tax Justice Network définit un paradis fiscal comme un pays ou une juridiction qui «permet aux multinationales et aux particuliers d’échapper à l’État de droit dans les pays où ils opèrent et vivent, et d’y payer moins d’impôts qu’ils ne le devraient».
D’autres font la distinction avec les juridictions ayant une activité commerciale réelle. En 1998, l’OCDE a utilisé différents facteurs pour identifier un paradis fiscal. Parmi ceux-ci: l’absence d’activités commerciales substantielles, un taux d’imposition faible, ainsi qu’un échange d’informations et une transparence médiocres. Le think tank américain Tax Foundation utilise les termes «paradis fiscal» et «centre financier offshore» comme quasi synonymes. Ces expressions désignent de petites juridictions fiscales bien gouvernées qui n’ont pas d’activité économique substantielle et qui facturent des taux d’imposition faibles ou nuls aux investisseurs étrangers.
Le taux d’imposition des sociétés de 15% obligerait la plupart des cantons suisses, qui fixent leurs propres taux, à imposer les multinationales à des taux effectifs plus élevés qu’ils ne le sont actuellement. Il rendrait également obsolètes certains régimes fiscaux préférentiels, tels que les taux d’imposition réduits sur les revenus des brevets («patent box»), qui profitent à de nombreuses industries suisses, notamment pharmaceutiques.
Ces mesures devraient permettre à la Suisse d’améliorer sa position dans le classement des paradis fiscaux pour les entreprises. Mais les défenseurs de la justice fiscale identifient encore des problèmes. Mark Bou Mansour, responsable de la communication au sein du Tax Justice Network, en fait partie. Il souligne que selon les règles de l’OCDE, le taux effectif minimum de 15% ne s’applique qu’aux entreprises dont le chiffre d’affaires annuel est d’au moins 750 millions d’euros (750 millions de francs).
Cette catégorie regroupe environ 200 entreprises ayant leur siège en Suisse et quelques milliers de filiales d’entreprises étrangères. Cette clause signifie qu’environ 99% des entreprises suisses ne sont pas directement concernées par ces changements. Il aurait été préférable que «la Suisse impose légalement un plancher global fédéral de 15%», considère Mark Bou Mansour.
Dominik Gross, responsable du thème de la politique fiscale à l’ONG suisse Alliance Sud, est également d’avis que 15% est encore un taux trop bas. Une coalition de groupes issus de la société civile, dont Alliance Sud, avait demandé un taux plus proche du taux d’imposition moyen mondial de 25%. Selon eux, seul un tel ratio découragerait vraiment les entreprises de déplacer leurs bénéfices à la recherche du taux le plus bas.
«Il n’y aura pas d’incitation à déplacer les sites de production avec un taux de 15%. Tant que les différences dans le montant de l’impôt ou le taux d’imposition restent élevées, il y aura toujours un transfert de bénéfices», soutient Dominik Gross. Publiées en février, les directives de mise en œuvre, appelées règles GloBELien externe, ne suppriment pas non plus certains régimes spéciaux en Suisse dont bénéficient les sociétés holding. Il s’agit notamment de l’exonération d’impôt sur les revenus sous forme de dividende et les gains en capital. Certains secteurs comme le négoce de matières premières et le transport maritime bénéficient également d’un certain répit. Ceci en particulier si la Suisse va de l’avant avec ses projets de taxe sur le tonnage, qui imposerait les sociétés en fonction de leur capacité de chargement plutôt que sur leurs bénéfices.
Il est encore possible d’améliorer la transparence, a observé Mark Bou Mansour. La Suisse a signé des traités avec quelque 90 pays pour l’échange automatique d’informations fiscales, mais il existe encore des niveaux élevés de confidentialité dans le secteur financier et la propriété effective. En outre, les entreprises ne sont pas tenues de rendre publics leurs rapports fiscaux pays par pays. Il est donc difficile de connaître l’ampleur de l’évasion fiscale.
Nouveaux avantages fiscaux
Les critiques s’en prennent également aux nouvelles dispositions des règles de GloBE visant à rassurer les pays à faible taux d’imposition comme la Suisse, l’Irlande et les Pays-Bas. Ces nations considèrent qu’un taux plus élevé constitue une menace pour leur attrait auprès des multinationales. Les règles comprennent une exemption qui permet aux entreprises de déduire de leur base d’imposition un certain montant issu de revenus liés aux actifs et des charges salariales. Cette mesure permet d’alléger la charge fiscale tant que les entreprises exercent une activité commerciale réelle sur leur territoire.
Pour atteindre le taux effectif de 15%, l’OCDE autorise l’utilisation d’un impôt complémentaire. C’est un impôt que le gouvernement suisse prélève en sus sur les bénéfices excédentaires lorsque le taux d’imposition est inférieur au taux minimum. Ainsi, une entreprise qui a payé un taux de 11% à Zoug devra donc payer un supplément de 4% sur ses bénéfices.
Il n’existe aucune restriction quant à l’utilisation des recettes de l’impôt complémentaire. Certains cantons ont déjà indiqué qu’ils prévoyaient d’utiliser l’argent pour réinjecter des subventions dans les multinationales, afin de compenser toute perte d’attractivité due à la baisse du taux d’imposition.
C’est l’un des facteurs qui ont amené les milieux d’affaires à adhérer à l’accord. Mais les partisans de la justice fiscale estiment que cette disposition va à l’encontre de l’objectif déclaré du taux d’imposition minimum, qui est d’uniformiser les règles du jeu. «Cet aménagement transforme le taux minimum d’imposition des sociétés en un programme de récompenses pour les paradis fiscaux», écrit Dominik Gross, d’Alliance Sud. Dans un blogLien externe, il suggère que les recettes soient utilisées pour des projets sociaux. «Il y a un gros problème dans cette réforme. Certains pays, dont la Suisse, accélèrent le nivellement par le bas en fournissant des incitations à la délocalisation des bénéfices. Or, ce sont aussi ces pays qui bénéficieraient de pratiquement toutes les recettes supplémentaires de l’impôt minimum.»
D’autres juridictions à faible taux d’imposition, comme les Bermudes, ont également envisagé l’idéeLien externe d’utiliser les recettes fiscales pour stimuler la compétitivité du pays, par exemple en réduisant les charges sociales ou les droits de douane.
Un autre type de paradis?
La question cruciale est de déterminer si la Suisse pourra encore être qualifiée de paradis fiscal si l’objet est accepté. Les experts estiment que même avec l’approbation de l’accord international, la Confédération restera un pays à faible taux d’imposition. Mais, contrairement à ce qui se passait il y a plusieurs décennies, elle se plie toujours davantage aux règles internationales, dont certaines sont élaborées par la Suisse dans le cadre d’organisations telles que l’OCDE.
Ces règles orientent la Suisse vers une politique fiscale qui favorise les activités commerciales réelles sur son sol, par opposition aux sociétés «boîtes aux lettres». Ces dernières veulent simplement un faible taux d’imposition et éviter les questions de la part des autorités.
C’est un progrès, estime Kurt Schmidheiny, expert en concurrence fiscale à l’Université de Bâle. L’accord réduit «l’attrait de la Suisse pour les capitaux et les bénéfices étrangers qui circulent librement et, en conséquence, l’érosion de la base d’imposition dans les pays à lourde fiscalité». Les plus gros contribuables helvétiques sont déjà des multinationales qui ont d’importantes activités de recherche et de développement, d’administration, ainsi que de production dans le pays, telles que Nestlé, Novartis, Holcim et Roche.
«La concurrence fiscale n’est pas une mauvaise chose. L’impôt minimum mondial n’y met pas fin, même s’il la freine d’une certaine manière», observe Daniel Bunn, expert en fiscalité international. Mais ceux qui «espéraient un taux plus élevé et moins de leviers de concurrence pour les investissements continueront d’être déçus par les réformes suisses».
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Mary Vakaridis
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