«Notre politique de restitution sert aussi bien nos valeurs que nos intérêts»
La Suisse a pu remettre ces 20 dernières années près d’1,8 milliard de dollars aux populations de pays en développement spoliées par leurs dirigeants. Dans la plupart des cas, ces restitutions ont été couronnées de succès, affirme Pascale Baeriswyl, responsable de cette mission hautement stratégique pour la réputation de la Suisse et de sa place financière. Entretien.
Représentants de gouvernements étrangers, experts de la Banque mondiale, organisations non gouvernementales helvétiques: tous saluent la pratique mise en place ces dernières années par la Confédération dans le domaine du blocage et de la restitution de fonds appartenant à des potentats étrangers. Cette politique sera bientôt entérinée dans une loiLien externe, qui a déjà obtenu le feu vert de principe des deux Chambres du Parlement.
Si tous les problèmes ne sont pas réglés pour autant, notamment en ce qui concerne l’acceptation de ces fonds ou de leur conservation dans les banques suisses, le dispositif a fait ses preuves. Et il a eu un effet dissuasif sur tous ceux qui considéraient il y a peu de temps encore la Suisse comme un refuge pour cacher l’argent mal acquis, selon l’ambassadrice Pascale Baeriswyl, vice-directrice de la Direction du droit international publicLien externe au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE).
Chronologie: L’argent des dictateurs dans les coffres suisses
swissinfo.ch: La Suisse est considérée comme l’un des pays pionniers en matière de blocage et de restitution d’avoirs de potentats. Comment en est-on arrivé là?
Pascale Baeriswyl: Notre politique de restitution n’est pas née par altruisme. Au cours des années 1980, la Suisse était accusée par certains d’accepter l’argent des dictateurs. En 1986, lors de la chute du président philippin Ferdinand Marcos, la Confédération fut confrontée au premier cas important de «fonds de potentats». Depuis cette date, nous avons compris l’importance de mettre en place une approche qui réponde aussi bien à nos valeurs qu’aux intérêts de notre place financière. Résultat: nous avons aujourd’hui le dispositif le plus progressiste au monde en matière de blocage et de restitution des fonds.
Les principaux fonds déjà restitués
- 2002 Montesinos / Pérou 92 millions USD
- 2003 Marcos / Philippines 684 millions USD
- 2005 Abacha / Nigéria 700 millions USD
- 2007 Kazakhstan I 115 millions USD
- 2008 Salinas / Mexique 74 millions USD
- 2012 Kazakhstan II 48 millions USD
- 2012 Angola 43 millions USD
- 2015 Duvalier / Haïti (en cours) 5,7 millions USD
source: DFAE
swissinfo.ch: La Suisse a-t-elle donc vocation à s’ériger en modèle dans ce domaine?
P.B.: Notre but n’est pas de jouer les premiers de classe, comme cela a parfois pu être dit. En revanche, nous sommes convaincus que si nous voulons conserver une place financière propre et compétitive, il faut un excellent dispositif mais aussi que les autres places financières s’engagent dans ce domaine. Depuis le Printemps arabe, d’autres pays sont devenus très actifs. Les Etats-Unis ont même restitué davantage d’argent que la Suisse ces dernières années.
Les mentalités évoluent. Regardez ce qui se passe du côté de la FIFA ou la campagne anti-corruption menée par les autorités chinoises: la corruption est de moins en moins acceptée. Les efforts entrepris par la Suisse vont payer, même si cela prendra du temps avant que toutes les places financières ne se mettent en conformité.
swissinfo.ch: La Confédération se targue d’avoir pu rembourser ces 20 dernières années 1,8 milliard de dollars d’avoirs de potentats aux pays concernés. Est-on certain que cet argent est bien retourné dans les mains des populations spoliées par leurs dirigeants?
P.B.: Il n’existe jamais de garantie totale. Mais il y a une volonté politique forte et claire de notre part pour que ces fonds reviennent aux populations concernées. Les contextes étant souvent fragiles et difficiles, chaque restitution nécessite une approche particulière et une collaboration intensive avec l’Etat partenaire. Dans la plupart des cas, les évaluations indépendantes ont montré que ces restitutions avaient été un succès.
swissinfo.ch: En 2005, la restitution de plusieurs centaines de millions de dollars au Nigéria avait pourtant tourné au fiasco, selon plusieurs ONG. Ainsi, d’après la Déclaration de Berne, près de la moitié des fonds ont été alloués à des projets de développement d’une utilité douteuse ou simplement inexistants. La Suisse a-t-elle tiré les leçons de cet échec?
P.B.: L’argent a été affecté au budget de l’Etat nigérian pour des projets qui n’étaient pas fictifs. Il n’existe pas de preuves qu’il ait été mal utilisé. Le problème, c’est qu’il n’a pas été possible de retracer l’utilisation de chaque franc, le monitorage de la Banque mondiale ayant été effectué alors que les fonds avaient déjà été utilisés.
La responsabilité en incombe au gouvernement nigérian, qui a d’ailleurs été fortement critiqué par les organisations de la société civile. Nous tâchons désormais de faire comprendre à nos partenaires que la surveillance par une institution indépendante est dans l’intérêt du pays requérant et qu’elle doit se faire dès le début de la procédure.
swissinfo.ch: La justice genevoise a décidé récemment de restituer 380 millions de dollars également spoliés par l’ex-dictateur Sani Abacha dans le cadre d’un accord passé avec le gouvernement nigérian. Pourquoi le DFAE n’a-t-il pas été impliqué dans cette décision?
P.B.: Vous devez poser la question aux autorités judiciaires genevoises. D’une manière générale, il faut souligner que la justice genevoise a joué un rôle pionnier dans la restitution des avoirs illicites et nous travaillons bien ensemble. Dans le cas que vous mentionnez, l’argent est toujours bloqué en Suisse. Le DFAE a été chargé de discuter de la restitution de ces fonds avec les autorités nigérianes.
Le nouveau président Muhammadu Buhari n’a pas encore formé son gouvernement. Nous attendons d’avoir des partenaires à Abuja pour discuter de la façon dont ces fonds seront utilisés. Mais nous sommes confiants. Le président Buhari a en effet gagné son élection en faisant de la lutte contre la corruption son principal cheval de bataille.
«Il n’est pas question de contourner les gouvernements légitimement élus ou de leur imposer des conditions.»
swissinfo.ch: Des critiques se font parfois entendre au sein de gouvernements étrangers sur le fait que la Suisse s’arroge un droit moral à conditionner la restitution des fonds à des programmes de développement alors qu’elle a elle-même profité durant des décennies de la gestion de ces avoirs illicites. Que répondez-vous?
P.B.: Il n’est pas question de contourner les gouvernements légitimement élus ou de leur imposer des conditions. Le processus de recouvrement est long et laborieux. Il n’est couronné de succès que si les deux gouvernements travaillent en partenariat. C’est au cours de ces années qu’un dialogue sur les modalités de restitution doit être mis en place, ceci dans l’intérêt des deux parties.
Ces avoirs ont été volés à la population de ces pays et nous essayons donc également d’impliquer les organisations de la société civile. Elles doivent avoir leur mot à dire, en particulier lorsqu’elles ont contribué au changement de régime, comme ce fut le cas lors du Printemps arabe.
swissinfo.ch: Sait-on désormais à quels programmes les près de 6 millions de francs confisqués par la Suisse à l’ex-dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier seront affectés?
P.B.: La restitution se fera par l’intermédiaire de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Nous avons évalué des pistes dans le domaine de projets d’infrastructures ou des droits de l’homme par exemple. En raison de la situation politique floue en Haïti, nous n’avons toutefois pour l’heure pas pu en discuter avec les autorités haïtiennes.
«La Suisse est le seul pays qui restituera de l’argent spolié par Jean-Claude Duvalier.»
swissinfo.ch: Cela fait pourtant plus d’un quart de siècle que la population haïtienne attend cet argent. N’a-t-elle pas toutes les raisons de perdre patience?
P.B.: Il est de notre responsabilité de garantir que ces fonds soient utilisés à bon escient, ce qui représente un grand défi dans ce contexte fragile. Il a fallu 25 ans de procédures et l’adoption d’une loi spécifique pour réussir à confisquer ces fonds. Dès lors, serait-il vraiment justifié de restituer l’argent trop rapidement et de risquer qu’il retombe dans les circuits de la corruption? Pour rappel, la Suisse est le seul pays qui restituera de l’argent spolié par Jean-Claude Duvalier. Même si les montants ne sont pas très élevés, ils ont une haute valeur symbolique pour la population haïtienne.
swissinfo.ch: Finalement, ne serait-il pas plus simple de dire que les banques ne doivent pas accueillir cet argent, au lieu de mettre en place des procédures coûteuses pour le blocage et la restitution des fonds?
P.B.: La place financière suisse pèse tout de même entre 7 et 10% du PIB national et il est important de préserver son attractivité. Les excellentes prestations fournies par nos banques et la stabilité de notre système politique expliquent pourquoi notre pays est attractif aux yeux des personnes politiquement exposées (PPE). Je pars du principe que la toute grande majorité de ces fonds de PPE est d’origine licite.
Outre le volet préventif de la lutte contre le blanchiment d’argent, le dispositif concernant le blocage et la restitution des fonds a également un effet dissuasif. J’en veux pour preuve qu’en 2014, lorsque le Conseil fédéral a bloqué les fonds du président ukrainien déchu Viktor Ianoukovitch, certains observateurs s’attendaient à trouver dans les banques suisses des sommes bien plus importantes que les 70 millions de francs mis à jour.
Le Kazakhstan, un bon exemple
Entre 2008 et 2014, la Suisse a restitué l’équivalent de 115 millions de dollars issus d’actes de corruption qui avaient profité directement aux plus hautes sphères du pouvoir kazakh. Le défi consistait à s’assurer que cet argent profite à la population dans un pays où le gouvernement concerné était toujours en place. Ces fonds ont été gérés en totale indépendance vis-à-vis des institutions officielles kazakhes, sous le contrôle direct de la fondation privée BotaLien externe, créée tout exprès pour gérer ce processus.
«C’est un exemple de restitution vertueuse, affirme le Tessinois Pietro Veglio, ancien directeur exécutif pour la Suisse à la Banque mondiale et membre de la fondation Bota. Les programmes sociaux mis en place ont été gérés de manière très efficace par deux ONG internationales renommées et exécutés par des ONG locales. Plus de 200’000 personnes ont bénéficié de ces programmes, comme l’ont démontré des évaluations indépendantes».
Directeur d’Alliance SudLien externe, l’organisation faîtière des œuvres d’entraide helvétiques, Mark Herkenrath tire lui aussi un bilan positif de cette expérience kazakhe. «Il est très important d’intégrer les organisations de la société civile locale dans les processus de restitution. Elles en sortent renforcées, notamment vis-à-vis de leur gouvernement, car c’est souvent la première fois qu’elles ont l’occasion de s’asseoir à la même table et de participer aux décisions».
swissinfo.ch
Scandale Petrobras: des comptes bloqués en Suisse
Le Ministère public de la Confédération (MPC) a bloqué des comptes bancaires du président du Congrès des députés brésilien Eduardo Cunha, visé dans le scandale de corruption autour du groupe pétrolier Petrobras. «Le parquet suisse a adressé au Brésil ses procès-verbaux d’enquête contre le président de la chambre des députés pour des faits présumés de blanchiment d’argent et de corruption passive», a indiqué mercredi soir le ministère public brésilien.
Cette annonce intervient un mois après le lancement formel de poursuites par le parquet brésilien contre Eduardo Cunha, soupçonné d’avoir touché des pots-de-vin de Petrobras par au moins cinq des personnes mises en examen dans le cadre de ce méga-scandale. «Les investigations ont commencé en Suisse en avril 2014 et des actifs ont été bloqués», souligne le communiqué sans en préciser les montants. En mars dernier, le MPC avait annoncé que 400 millions de dollars étaient gelés en Suisse.
Eduardo Cunha, qui est l’un des plus farouches adversaires de la présidente Dilma Rousseff, est soupçonné par la justice brésilienne d’avoir reçu cinq millions de Petrobras en marge d’un contrat pour la construction de navires sondes, entre 2006 et 2012.
Source: AFP
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