«Sans domicile fisc»: deux élus français s’attaquent à l’évasion fiscale
Deux parlementaires français dénoncent l’évasion, l’optimisation et la fraude fiscales, qui font perdre chaque année plus de 1000 milliards d’euros aux caisses publiques du Vieux Continent. Et même si elle n’est pas le sujet central du livre, la Suisse y apparaît en bonne place.
Alain est le doyen des députés français. Eric est sénateur. Ces deux frères sont communistes. Et parmi leurs idéaux, ils partagent le rêve d’un monde sans évasion fiscale. Pour leur livre Sans domicile fiscLien externe, publié en cette rentrée aux éditions du Cherche Midi, ils ont appelé en renfort le remuant sociologue et homme politique suisse Jean Ziegler, plus ancien pourfendeur de la place financière helvétique, qui signe la préface. Il y dénonce une nouvelle lutte des classes. Celle livrée aujourd’hui, à ses yeux, par «le capital financier globalisé» contre «les peuples du monde». «Ces très minces oligarchies capitalistiques, infiniment puissantes, [qui] accaparent aujourd’hui l’essentiel des richesses du monde et dictent leur loi aux Etats». Face à cet ennemi, le livre des frères Bocquet constitue «une arme efficace dans la lutte contre l’ordre cannibale du monde», assure Jean Ziegler en conclusion de sa préface.
Fini l’évasion fiscale de papa!
La Suisse n’échappe pas aux critiques des deux élus du département du Nord. Le contraire aurait été étonnant dans un ouvrage français consacré à l’évasion fiscale. Mais le ton a changé. Les temps aussi. «L’évasion fiscale de la valise en carton remplie de billets c’est terminé!», explique Alain Bocquet lors d’un entretien avec swissinfo.ch . Fini l’évasion fiscale à la papa ou à la grand-papa. «Aujourd’hui, le vrai sujet, c’est le transfert interne des multinationales, ce qui est souvent désigné comme de l’optimisation fiscale», souligne le député, qui estime à 1000 milliards d’euros la coquette somme qui échappe au fisc des différents pays européens. En période d’austérité, ces chiffres font rêver de nombreux Etats aux finances exsangues.
Les temps ont donc changé et la Suisse n’est plus la seule à se trouver dans le collimateur du pays voisin. Dans leur ouvrage, les frères Bocquet pointent du doigt le Luxembourg, l’Irlande, Singapour, les îles anglo-normandes ou encore les Etats américains du Delaware ou du Nevada. La liste est longue, mais elle n’est pas noire pour autant. Il n’y a guère que le Panama, éclaboussé par les Panama Papers, ou encore Vanuatu ou Nauru qui sont aujourd’hui mis à l’index par l’OCDE. Les autres Etats ont accepté l’échange automatique d’informations, mettant ainsi un terme au secret bancaire.
Pression américaine
Les frères Bocquet saluent d’ailleurs le travail fait par la Suisse. «Il y a eu des avancées», reconnaissent-ils. Mais ils s’empressent de rappeler que la Confédération a cédé sous la pression. Celle des Etats-Unis qui a d’abord ébréché le mur du secret bancaire, quand le Sénat avait mené l’enquête en 2008 sur les pratiques d’UBS après les révélations de son employé Bradley Birkenfeld. En Suisse, «l’argent non déclaré brûle désormais les doigts», assurent les frères Bocquet. Et en France, les héritiers des comptes ouverts par leurs parents ou grands-parents font désormais la queue au ministère des Finances à Bercy pour régulariser ces comptes familiaux. «Le 90% de ces repentis viennent de Suisse», affirme Alain Bocquet, qui considère ces sommes comme bien dérisoires. «C’est peanuts», assure-t-il, comparé aux milliards qui prennent la voie plus sûre de l’optimisation fiscale.
Les fondations et les ports francs
Du point de vue d’Alain Bocquet, «l’économie suisse, c’est la valorisation de l’argent». Partant de ce principe, il est convaincu que la place financière helvétique «trouvera toujours d’autres voies». «Elle fera gaffe et respectera les nouvelles règles», dont les normes appliquées par l’OCDE. «Mais d’autres systèmes seront inventés, qui continueront de brasser des sommes colossales», affirme l’élu. Pour appuyer ses propos, il cite les cas des fondations. Selon ses estimations, il y en a près de 13’000 en Suisse, dont le capital total est estimé à 70 milliards d’euros. «Bénéficiaires d’un statut fiscal privilégié, elles sont de commodes paravents masquant des objectifs parfois peu philanthropiques», déplorent les auteurs du livre.
Les ports francs sont aussi épinglés, notamment celui de Genève, où un tableau de Modigliani a été retrouvé après le scandale des Panama Papers. Pour les frères Bocquet, il faut pousser plus loin la régulation internationale. Les normes actuelles ne sont pas satisfaisantes. Les paradis fiscaux n’ont, par exemple, qu’à «négocier des accords spécifiques avec l’Union européenne» pour échapper au radar, souligne Alain Bocquet, scandalisé par les propos qu’il a entendus pendant sa mission d’enquête parlementaire en Suisse. «Lors d’une soirée avec des élus suisses, ils nous ont rétorqué: ‘nous avons tous les avantages de l’UE sans en avoir les inconvénients’».
Le camembert avant l’évasion fiscale
Un argument qui a irrité au plus haut point les frères Bocquet. Eux qui dénoncent justement le fait que Bruxelles ne s’occupe pas assez de la lutte contre l’évasion fiscale. «Au niveau européen, on se met d’accord sur la qualité du camembert ou des pneus, mais la base même de la construction européenne, c’est justement l’harmonisation fiscale et sociale», grogne Alain Bocquet.
Du coup, les deux frères veulent aller plus loin. Ils appellent l’ONU à la rescousse. «Il nous faut organiser une COP comme pour le climat. Une conférence mondiale qui donne naissance à une régulation internationale. Il nous faut une instance financière mondiale démocratique, qui ne soit pas uniquement composée de représentants des banques, et qui permettrait s’avancer vers le chantier d’une imposition mondiale», propose-ils.
Selon eux, les normes de l’OCDE ne sont pas suffisantes. «C’est une montagne qui a accouché d’une souris», rétorque Alain Bocquet. «Là où il faudrait sortir le bazooka, on sort le pistolet à eau. Il faut aller plus vite et être plus ferme», affirme-t-il.
La Suisse, ce pays qui fait tomber des ministres français
Le procès de Jérôme Cahuzac vient de le rappler: la Suisse et la France ont une longue histoire de scandales fiscaux à répétition. Il n’y a d’ailleurs que la Confédération qui puisse faire tomber aussi vite un ministre de la République. Jérôme Cahuzac avait 600’000 euros sur un compte de l’UBS au moment où le secret bancaire a commencé à s’ébrécher après la crise de 2008. Même s’il a tenté de mettre cette somme à l’abri à Singapour, le scandale a fini par le rattraper. Il a démissionné en mars 2013, quelques mois seulement après avoir pris ses fonctions dans le gouvernement de François Hollande. Le Tribunal correctionnel de Paris rendra son verdict contre Jérôme Cahuzac le 8 décembre. Le parquet a requis de la prison ferme.
Souvent pointée du doigt, la Suisse a pourtant pris des engagements ces dernières années pour échapper aux foudres du gouvernement du pays voisin. Il y a deux ans, la Confédération s’est engagée sur la voie de l’échange automatique d’informations. Le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann avait assuré à l’époque que le «secret bancaire à l’ancienne» était terminé. Il sera aboli en 2018 quand cette norme de l’OCDE sera mise en pratique. Pour les frères Bocquet, la page ne sera pas tournée pour autant. Une manière de rappeler que la France continuera de surveiller les flux financiers vers la Suisse.
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