La technologie suisse n’a pas fini de fournir la Russie de Poutine
Sanctions ou pas, les exportations de puces électroniques et de machines de précision suisses se poursuivent vers la Russie, révèle une enquête de la Radiotélévision suisse italienne de service public (RSI). Elles transitent par la Chine et la Turquie notamment, comme le prouvent les données des douanes.
Une puce tout ce qu’il y a de suisse vient d’être découverte dans le Donbass. Elle équipait un drone de reconnaissance russe Orlan, utilisé pour signaler les positions ukrainiennes à l’artillerie du Kremlin. Ce composant électronique est produit par la société zurichoise U-blox, qui compte parmi les leaders mondiaux dans le domaine de l’automobile et du médical.
La RSI a mis la main sur une vidéo et des documents photographiques qui attestent de cette découverte et de deux autres cas d’utilisation de la puce en question sur des drones russes en Ukraine. Interrogée, U-blox explique que «depuis 2022, nous suivions une politique très stricte qui interdit à nos clients toute vente directe ou indirecte de nos produits pour des applications militaires ou en matière d’armement».
Nous avons pu reconstituer la première étape au moins du chemin suivi par ces puces. Elles ont été vendues par la firme zurichoise à des acteurs du secteur civil en 2012, 2015 et 2019 en Europe de l’Est et en Russie. Ensuite, leur trace se perd, pour réapparaitre dans de l’armement russe. Comment se peut-il que ces semi-conducteurs en viennent à connecter des drones au système de navigation russe?
«Une possibilité pouvant expliquer que ces puces se retrouvent dans un système militaire russe est qu’elles aient été retirées de produits commerciaux – vélos électriques ou voitures – puis installées sur ces drones, estime Stefan Zizala, le CEO d’U-blox. Nous suivons autant que possible la chaîne de distribution afin, précisément, d’éviter ce genre de dynamique. Mais si le client d’un client viole ces règles, nous n’avons aucune possibilité d’éviter qu’elles se retrouvent là.»
Russie via l’Asie malgré les sanctions
Avant la guerre, il était possible d’envoyer en Russie ce type de composants pour des usages civils. Mais pas militaires. Depuis le 4 mars 2022 et l’invasion russe de l’Ukraine, la Confédération interdit leur exportation directe vers Moscou. Ils sont considérés comme stratégiques et essentiels à l’armement du Kremlin.
En clair, ils n’auraient pas dû se retrouver en Russie. Or, malgré les sanctions, le flux ne s’est pas tari, comme le signale la RSI, données douanières agrégées à l’appui.
Il en ressort qu’au moins quatorze expéditions de produits définis comme «non militaires» – notamment des modules du système satellitaire GPS/Glonass de la firme U-blox – ont été opérées par cinq entreprises chinoises. Ceci, sur une période allant du 26 mai 2022 au 28 septembre de la même année, pour une valeur totale de quelque 90’000 dollars.
La RSI n’est en mesure de démontrer ni l’utilisation effective de ces puces, ni leur destination finale, possiblement dans le domaine militaire. Le destinataire des envois est la firme SMT-ILogic, une société, «fondée en 2015 par un groupe de spécialistes hautement qualifiés dans le domaine des télécommunications et de la technologie des microprocesseurs, disposant de nombreuses années d’expérience et de liens étroits avec les principaux producteurs de composants», comme l’indique son site web.
Des enquêtes journalistiques conduites par Reuters, IStoriesLien externe et le centre de recherche Royal United Services Institute (RUSI) font apparaître que derrière SMT-ILogic figure une autre société russe: Special Technology Center (STC), basée à Saint-Pétersbourg. Soit le fabricant des drones Orlan.
>> Le reportage de la RSI (en italien)
Dans le passé, les deux entreprises ont partagé certains copropriétaires, «puis l’évidente connexion a été interrompue» selon les médias internationaux. De fait, le drone de reconnaissance Orlan repose presque entièrement sur des composants occidentaux, en grande partie américains. Depuis 2016, la firme STC est placée sous sanctionsLien externe par les mêmes Etats-Unis pour «avoir assisté le GRU (le service de renseignement militaire russe) dans ses activités de renseignement électronique». Des sanctions que la Confédération ne s’est résolue à décréter qu’en date du 25 janvier dernier.
Entités chinoises mais russes
Les ventes en Russie sont donc le fait de sociétés chinoises, du moins sur le papier. Une analyse plus fine montre autre chose. «Beaucoup de ces sociétés sont en réalité russes: elles sont fondées et enregistrées par des citoyens russes», explique Denys Hutyk, du centre de recherche indépendant Economic Security Council of Ukraine, rencontré dans son bureau de Kiev.
«Nous avons découvert qu’au moins deux de ces entreprises chinoises se révèlent être des sociétés écrans du principal producteur russe du drone Orlan. C’est le schéma.»
Double usage civil et militaire
En dehors des puces, la RSI a mis le doigt sur des exportations vers la Russie de volumineuses machines de précision «made in Switzerland». Parmi elles, des outils indispensables à l’industrie de guerre de Vladimir Poutine. Elles seraient importées en Russie par, notamment, la filiale d’une société suisse active sur ce marché depuis plus de quarante ans: la zurichoise Galika AG.
Les données douanières en possession de la RSI provenant d’agrégateurs spécialisés indiqueraient que la filiale russe de Galika a procédé à 382 envois de machines-outils, de pièces de rechange et d’instruments de précision. Et ce, sur une période allant du 4 mars 2022 – le jour même de l’annonce des sanctions internationales décrétées contre la Russie, également adoptées par la Suisse – au 1er février 2023. La valeur des marchandises déclarée atteint 2,2 millions de dollars.
La RSI n’est pas en mesure de définir combien de ces produits relèvent des «biens à double usage» – utilisables à des fins civiles comme militaires. Une catégorie dont l’exportation est bloquée par la Confédération dans le cadre des sanctions.
Même équipement, autres règles
Parmi ces envois figure également une machine-outil de la firme suisse GF Machining Solutions, firme basée à Losone, au Tessin. Il s’agirait du modèle Mikron HPM 600 HD, conçu pour la production universelle de pièces métalliques de haute qualité, pour usage non-militaire, d’une valeur de 220’000 dollars.
La filiale russe de Galika l’aurait acquise auprès d’une société turque. Destinée au secteur public ou privé? L’installation ultérieure de la machine n’est pas connue. Reste qu’en 2018, 23 machines du même modèle ont été fournies – toujours par Galika – à JSC Konstruktorskoe Buro Priborostroeniya, une des principales entreprises de l’industrie de la défense russe, basée à Tula, quelque 200 km au sud de Moscou. Cette firme est active dans la conception de systèmes d’armement de haute précision destinés aux forces armées de Poutine ainsi que de systèmes de défense antiaériens, de canons à haute cadence et d’armes légères. Une entité étatique sous sanctions américaines depuis 2014 déjà. Mais pas de la Suisse.
Au secteur militaire, «dans le passé»
Interpelée à plusieurs reprises par la RSI, GF Machining Solutions n’a fourni aucune réponse au sujet d’exportations précises. Situation similaire au SECO – le Secrétariat d’État à l’économie – qui n’a pas souhaité s’exprimer sur les autorisations concernant des machines désormais en mains de l’industrie d’armement russe.
Dans un courriel adressé à la RSI, GF Machining Solutions assure avoir «toujours respecté la totalité des exigences externes, lois et sanctions, ainsi que les processus de conformité internes». La société nie tous «rapports commerciaux directs avec la Russie et d’autres pays (Ukraine incluse) d’Europe orientale».
Dans sa communication envoyée à la RSI, GF Machining Solutions met en cause l’intermédiaire commercial qui l’a longtemps représentée en Russie: «Toutes les affaires ont été conduites par notre ex-distributeur Galika». Une relation d’affaires, précise GF Machining Solutions, qui «s’est conclue avec le début de l’invasion russe en Ukraine».
Sollicitée à de multiples reprises, Galika AG n’a pas apporté de réponse aux questions de la RSI.
Missiles et crimes de guerre présumés
Volumineuses machines d’origine suisse d’une part, et de l’autre donc, puces électroniques helvétiques équipant drones et même missiles russes… C’est de là qu’est partie l’enquête de la RSI.
Pour vérification, rien de tel que le terrain. Direction l’Ukraine et un cimetière assez unique dans le pays: un champ d’ogives, de cylindres de métal, de fûts de missiles S-300, le tout réduit à un tas de ferraille après avoir fait des ravages dans les habitations et les infrastructures et semé la mort dans le secteur. La RSI s’y est rendue, accompagnée de Dmytro Chubenko, porte-parole du procureur régional. Seule consigne: pas d’images télévisées donnant à voir l’endroit exact, par crainte d’une géolocalisation de la part des Russes, qui n’ont sans doute pas attendu pour cela.
Des reliefs et pas seulement
C’est ici que sont conservées les preuves des crimes de guerre présumés commis par les forces russes à l’encontre de la population locale. Au total, on y a référencé plus d’un millier de missiles. Des armes qui, selon le porte-parole, «ont fait plus de 1600 morts et plus de 2500 blessés dans la région de Kharkiv». L’analyse porte sur les morceaux de métal mais pas seulement, sur les puces électroniques également, confiées aux experts du ministère de la défense, afin de remonter aux pays producteurs. Dont la Suisse.
Les semi-conducteurs d’au moins deux entreprises suisses – ST Microelectronics, basée à Genève, et Traco Power à Baar (Canton de Zoug) – ont été signalés sur les missiles Kalibr et Iskander. Mais les Etats-Unis sont au premier plan dans ce domaine, ce qu’a pu documenter – parmi d’autres – la Nako (Independent Anti-corruption Commission), une émanation de la société civile en Ukraine.
Sollicités à moult reprises, ST Microelectronics et Traco Power ont décliné toute demande d’interview, pour se contenter de déclarations officielles. Toutes deux affirment entre autres avoir suspendu l’ensemble des ventes, exportations et activités en Russie, en respect des sanctions introduites après le début de l’invasion. «Nous regrettons et sommes sous le choc devant la découverte de composants électroniques portant notre logo et improprement utilisés dans du matériel militaire», écrit Traco Power.
«Nous n’autorisons ni ne tolérons l’utilisation de nos produits en dehors de l’usage auquel ils sont destinés», déclare pour sa part ST Microelectronics.
«Due diligence» et neutralité
Beaucoup de questions demeurent sur le rôle des entreprises et des institutions – suisses comme occidentales. A Kiev se font entendre des voix pour réclamer une meilleure «due diligence», soit une responsabilisation renforcée de la part des entreprises qui doivent mieux maitriser les produits exportés. Il est aussi exigé que soit remédié aux lacunes en matière de contrôles à l’exportation.
Tandis que la machine de guerre de Poutine poursuit son œuvre, Denys Hutyk, de l’Economic Security Council of Ukraine, appelle à intervenir d’urgence pour tenter de faire cesser ces exportations. «Nous qui sommes en Ukraine ne pouvons pas attendre», lance-t-il.
Député et membre de la commission parlementaire anti-corruption à Kiev, Yaroslav Yurchyshyn s’interroge pour sa part sur le rôle de la Suisse: «Officiellement, elle est neutre. Mais elle continue à produire des microprocesseurs pouvant être utilisés sur une arme. S’agit-il vraiment de neutralité?»
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