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La vente d’alcool revient tourmenter le géant de la distribution Migros

Bouteilles d alcool sur des rayons de magasin.
Migros n’a jamais vendu d’alcool dans ses supermarchés. En revanche, les magasins de proximité Migrolino, qui appartiennent à Migros et se trouvent souvent dans les gares et les stations-service, vendent de l'alcool. © Keystone / Christian Beutler

Après presque un siècle d’abstinence, les déléguées et délégués de la Migros envisagent d’autoriser la vente d’alcool dans les supermarchés du plus grand détaillant de Suisse. Une saga aux nombreux rebondissements qui met aux prises l’éthique et le profit.

Combien de touristes fraîchement débarqués sur le territoire helvétique ont-ils tourné en rond dans l’un des 630 supermarchés Migros à la recherche d’un pack de bières ou d’une bouteille de vin? La clientèle européenne sera peut-être surprise d’apprendre que le géant suisse de la distribution ne vend ni alcool ni tabac, depuis sa création en 1925.

Une exception qui pourrait être levée: début novembre, les déléguées et délégués du groupe ont votéLien externe par 85 voix contre 22 en faveur de la vente d’alcool, mais pas de tabac. Les comités des dix coopératives régionales vont maintenant se prononcer. S’ils approuvent le principe, les 2,2 millions de coopératrices et coopérateurs auront le dernier mot lors d’une votation générale organisée début juin. Les régions où deux tiers des membres auront soutenu la vente d’alcool pourront alors commencer à remplir leurs étalages de bières, vins et spiritueux.

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La décision de l’assemblée du «géant orange» a choqué, notamment dans le milieu du traitement des addictions. La Croix-Bleue a mis en garde contre une «trahison» de l’ADN de la Migros. L’association, qui s’engage pour prévenir et accompagner la dépendance à l’alcool, affirme que l’entreprise risque de perdre sa réputation de distributeur socialement responsable.

Affichant un chiffre d’affaires de 29,9 milliards de francs (2020), le groupe Migros est le plus grand détaillant de Suisse et le premier employeur privé du pays, avec 99’000 collaborateurs et collaboratrices (les femmes représentent 59% du personnel).

Migros appartient à ses plus de 2 millions de membres organisés en dix coopératives régionalesLien externe actives dans le commerce de détail. Le groupe englobe par ailleurs de nombreuses entreprises industrielles, plusieurs sociétés vouées au commerce, aux voyages et à la logistique ainsi que la Banque Migros.

Les dix coopératives régionales constituent le cœur de l’entreprise. Gérées de manière autonome, elles tiennent une comptabilité propre. Pour ce qui touche la vente de détail à l’enseigne Migros, elles décident librement de leurs surfaces de vente et de l’effectif du personnel. Leurs missions premières sont la distribution de marchandises et l’achat des assortiments régionaux, alors que la Fédération des coopératives centralise des services tels les achats, la logistique et l’informatique.

La Fédération est propriétaire de cinq entreprises de commerce, dont le discounter Denner, le spécialiste des plats préparés Migrolino ainsi que l’exploitant de stations-service et fournisseur de produits pétroliers Migrol. Migros possède aussi Digitec Galaxus, le plus grand acteur de commerce en ligne de Suisse, ainsi qu’Ex Libris, le numéro un des librairies en ligne.

Le Pour-cent culturel Migros, ancré dans les statuts depuis 1957, a investi en 2020 142 millions de francs dans la culture, la société, la formation, les loisirs et l’économie, permettant à un large public d’accéder plus facilement à des prestations socioculturelles.

Une différence appréciée

Une réputation qui se construit depuis près d’un siècle: en 1925, l’entrepreneur visionnaire Gottlieb Duttweiler (1888-1962) remplit cinq camions de produits alimentaires de base et vend les denrées directement à la clientèle dans les rues de Zurich. L’année suivante, le premier magasin Migros ouvre ses portes dans la ville alémanique.

En 1928, Gottlieb Duttweiler rachète une usine de jus de fruits et la transforme en centre de production. Il décide alors de poursuivre l’engagement de l’ex-propriétaire en faveur de la promotion de la santé publique.

«Si nous avions proposé du vin lors de la création de la Migros, le prix aurait été de 58 centimes le litre. C’était un véritable danger! De nombreuses personnes auraient commencé à boire ou auraient intensifié leur consommation», expliquait Gottlieb Duttweiler dans une interview des années 1950, rapportée dans le journal zurichois NZZ am SonntagLien externe.

Il ne s’agissait toutefois pas d’une véritable idéologie: l’entrepreneur lui-même appréciait l’alcool et le tabac. Mais l’achat de l’usine l’avait endetté et il a fait le pari de commercialiser des jus de fruits bon marché. Une stratégie payante: les consommatrices et consommateurs se sont rués sur ce produit.

Gottlieb Duttweiler n’a pas toujours été convaincu de la pertinence d’interdire la vente d’alcool, comme le précise la NZZ am Sonntag. Des années plus tard, lorsque les prix étaient plus élevés et que la surabondance de vin suisse est devenue un problème, l’entrepreneur a proposé de vendre du vin local pour encourager la consommation. Il a alors été «presque lapidé» par l’assemblée des délégués et des déléguées, se souvient-il. Même si fondamentalement, Gottlieb Duttweiler était toujours contre l’introduction d’alcool dans ses supermarchés: «Quand on s’est tenu à un principe durant 27 ans… on ne devrait pas y renoncer par opportunisme».

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L’expert en marketing Thomas Wildberger est à l’origine de la campagne de promotion «Migros appartient à tout le monde». Il soutient, dans le journal alémanique Tages-AnzeigerLien externe, que «le renoncement à la vente d’alcool a toujours été un pilier fondamental de l’entreprise. C’est l’un des critères majeurs qui la distingue de la concurrence.»

«Cette particularité a rendu la Migros populaire, développe Thomas Wildberger. Mais elle semble vouloir être abandonnée. C’est dommage, car le public aime la Migros justement à cause de cette différence.»

Enjeux économiques

La raison pour laquelle le distributeur développe un goût pour l’alcool est «évidemment économique», écrit le journal Le TempsLien externe. «Migros se prive pour l’instant d’un important segment de marché», souligne le quotidien romand, qui rappelle que chaque Suisse boit en moyenne 52 litres de bière, 31 litres de vin et 3,8 litres de spiritueux par an.

«Le secteur du commerce de détail a encaissé 2,6 milliards de francs avec ces boissons en 2020. Autrement dit, 1 franc sur 11 qui est gagné par les Coop, Aldi, Lidl, Manor ou Denner provient de la vente de bière, de vin ou de spiritueux. C’est deux fois moins que la viande, mais 1,5 fois plus que les fruits, précise Le Temps. En sachant que Migros détient entre 35 et 40% des parts du marché alimentaire suisse, on peut considérer que ce virage historique lui permettrait d’augmenter son chiffre d’affaires d’au moins 900 millions de francs par an».

L’ancien directeur financier de Migros, Mario Bonorand, est même plus optimiste: il a indiqué à l’Agence télégraphique suisse que les revenus de son ex-employeur pourraient augmenter de 1,5 à 2 milliards de francs.

De l’alcool malgré tout

En réalité, Migros vend de l’alcool depuis des années, mais à travers d’autres canaux que ses supermarchés.

«Il est compréhensible que la Migros veuille également tirer profit de ce commerce controversé, mais pourquoi ne l’admet-elle pas? se demande un journaliste du BlickLien externe. Au lieu de cela, des constructions comme VOI Migros Partenaire sont inventées et des concepts de franchise sont développés. Dans l’unique but de prétendre que la Migros ne gère aucun de ces magasins. C’est hypocrite.»

Le groupe Migros vend de l’alcool, et parfois des produits du tabac, dans ses filiales Denner et Migrolino, sur son site de vente en ligne Leshop.ch, dans ses stations-service Migrol ainsi que dans ses magasins partenaires VOI.

Lorsque le rachat du discounter Denner a été annoncé en 2007, les observateurs de la branche ont estimé qu’il s’agissait d’une combinaison parfaite puisqu’elle permettait d’allier la taille de la Migros aux produits de l’alcool et du tabac de Denner.

En 1997, la reprise de l’enseigne de luxe Globus par la Migros avait déjà donné lieu à un vif débat sur la vente d’alcool. «Au grand jour, s’affichait alors le tiraillement entre une nouvelle génération de dirigeants et une espèce de vieille garde, faite de disciples de Gottlieb Duttweiler, raconte Le TempsLien externe. À l’époque, on critique l’entrée de l’alcool et du tabac par la petite porte. On parle de violation des statuts de la coopérative. On parle de coup de canif dans les principes historiques de la Migros.»

Des changements démocratiques

Pour la plupart des gens, la vente d’alcool est avant tout une question de principe. Mais pour certaines personnes, il s’agit d’un véritable défi. La radio publique alémanique SRFLien externe a recueilli le témoignage de Felix, un alcoolique abstinent depuis plusieurs années. Celui-ci confie que faire ses courses en souffrant d’une addiction est parfois un véritable «parcours du combattant».

Passer devant les rayons d’alcools est pour lui particulièrement difficile: «Cela déclenche quelque chose en moi. Je me dis que ce serait peut-être une bonne idée d’acheter une bouteille, ou alors que je devrais profiter de cette offre spéciale. Je veux juste éviter ce genre de situations.»

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Si l’alcool n’est pas à portée de main, le pas à franchir est bien plus grand pour décider d’aller en acheter. «C’est une autre façon de faire ses courses, surtout au début de l’abstinence, décrit Felix. Je devais toujours prêter attention aux lieux où je pouvais passer ou non, je devais cibler mes achats.» Felix ajoute qu’il rédigeait sa liste de commissions afin d’exclure la traversée de certains rayons.

«Duttweiler doit se retourner dans sa tombe, énonce un commentaire du Tages-AnzeigerLien externe. Ou peut-être pas. Il a rarement fait ce que les autres attendaient de lui.»

Thomas Wildberger pense que laisser la décision finale aux coopératrices et coopérateurs de la Migros est une manœuvre intelligente. «Vivant dans un pays démocratique, nous sommes habitués à ce type de votations et nous acceptons le résultat, quel qu’il soit. Il en sera de même dans ce cas-là», conclut-il dans le Tages-Anzeiger.

(Traduction de l’anglais: Marie Vuillemier)

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