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«Le conflit ukrainien va durer encore longtemps»

Toni Frisch
L'ancien ambassadeur Toni Frisch en 2017, lorsqu'il était vice-président de la Croix-Rouge suisse. Ti-press

Toni Frisch voit d’un très mauvais œil que Kiev embastille des séparatistes libérés dans le cadre d’échanges âprement négociés, une fois ces derniers présents à l’Ouest. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis devrait aborder cette question lors de son voyage en Ukraine, estime l’ex-ambassadeur.

Ignazio Cassis, ministre suisse des affaires étrangères, est en UkraineLien externe jusqu’à vendredi. Au menu de sa visite notamment, la préparation de la Conférence sur les réformes en Ukraine des 4 et 5 juillet 2022 à Lugano. Corruption, absence de sécurité du droit et influence des oligarques entravent le développement économique du pays et rendent nécessaires son lot de réformes. Une révolution (Euromaidan) et un conflit armé qui couve toujours en Ukraine de l’est ont encore accru la pression exercée sur Kiev.

Au début du conflit ukrainien, se pose la question de savoir si le pays doit devenir plus étroitement lié à l’UE ou à la Russie. Entre autres, le Kremlin aurait souhaité que l’Ukraine rejoigne l’Union économique eurasienne. Mais surtout dans l’ouest de l’Ukraine, il y avait un désir de s’associer avec l’UE. Lorsque le gouvernement ukrainien a suspendu les préparatifs de la signature de l’accord d’association avec l’UE, des manifestations de masse (Euromaidan) ont commencé en novembre 2013. Le Parlement a déposé le président, le gouvernement a démissionné.

En février 2014, la Russie a envahi la péninsule de Crimée et l’a annexée quelques semaines plus tard après un référendum controversé. De plus, les séparatistes pro-russes veulent séparer l’est du pays de l’Ukraine par la force des armes. Au printemps 2014, ils ont proclamé les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk – sans reconnaissance internationale et après un référendum illégal. Depuis lors, s’affrontent les séparatistes fidèles à Moscou et les forces armées ukrainiennes.

SWI swissinfo.ch a évoqué cette situation avec Toni Frisch qui, comme ex-ambassadeur et coordinateur du groupe de travail de l’OSCE sur les questions humanitaires, a notamment servi de médiateur dans l’échange de prisonniers entre belligérants.

swissinfo.ch: Votre mandat auprès de l’OSCE en tant que coordinateur de l’aide humanitaire en Ukraine de l’est a expiré il y a quelques mois. Que pouvez-vous dire aujourd’hui qui vous brûlait les lèvres jusque-là?

Toni Frisch: En réalité, j’ai toujours parlé ouvertement. J’ai toujours insisté sur le fait qu’il n’y a pas des moutons noirs à l’Est et des moutons blancs à l’Ouest – les moutons gris clair et gris foncé sont nombreux. Quand il le fallait, j’ai critiqué toutes les parties. Je dois malheureusement dire que c’est l’Ukraine qui a le moins goûté la critique.

Avec un Occident solidaire de ses positions, l’Ukraine aurait-elle sur-réagi à la critique, n’y étant pas habituée?

C’est certainement une part de l’explication. Et peut-être aussi une des raisons qui a toujours fait dire aux Russes que l’OSCE n’était pas neutre. On s’est montré très retenus dans la critique à l’égard de l’Ukraine mais très offensifs contre la Russie. Le représentant spécial de la présidence de l’OSCE à Kiev ne s‘est pas comporté de façon neutre et s’est retrouvé dans le rôle d’approuver dans la mesure du possible tout ce qu’entreprend l’Ukraine.

Dès 1977, Toni Frisch a d’abord œuvré dans le cadre de l’aide humanitaire puis, à partir de 1980, au sein du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), où il a fait carrière comme ambassadeur. Il a été longtemps délégué à l’aide humanitaire et directeur suppléant de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Après se retraite officielle, il a assumé le mandat de coordinateur du groupe de travail pour les affaires humanitaires de l’OSCE en Ukraine de l’est.

Source: DFAELien externe

La Suisse elle aussi s’est fortement investie en faveur de l’Ukraine et la prochaine conférence sur les réformes aura lieu à Lugano. Pourquoi cet engagement particulier?

On parle d’un conflit qui couve au milieu de l’Europe! En tant que petit pays, paix et sécurité sont particulièrement importantes pour la Suisse.

Il ne s’agit pas seulement d’un conflit local mais aussi d’une confrontation entre Est et Ouest. Les différents intérêts s’achoppent sur la ligne de contact située dans l’est de l’Ukraine. On m’a posé cette question à plusieurs reprises – y compris certains ambassadeurs de pays européens: a-t-on affaire à un nouveau mur de Berlin? Ma réponse était qu’aucun mur ne se dresse là mais que la ligne de démarcation est très claire et scrupuleusement contrôlée. C’est pourquoi un pays neutre comme la Suisse peut jouer un rôle central.

Ignazio Cassis est en Ukraine jusqu’à vendredi. Quelles questions doit-il aborder?

Ce voyage est en fait une excellente opportunité pour aborder en personne certaines questions au plus haut niveau.

Un exemple: il est arrivé que l’Ukraine libère des séparatistes à la suite d’un échange de prisonniers âprement négocié. Mais ce, sans clôturer juridiquement certains dossiers. Ces personnes se retrouvaient toujours sur la liste des gens recherchés, liste publiée sur le site du ministère de l’Intérieur. Il est même arrivé que des séparatistes libérés du Donetsk ou de Lougansk, en visite dans leur famille en Ukraine, soient à nouveau arrêtés. Ce n’est pas digne d’un Etat de droit.

Il serait important que le conseiller fédéral puisse aborder cette question lors de sa visite. Il doit toutefois bien mesurer s’il peut aller aussi loin sans compromettre la coopération future avec l’Ukraine.

L’Ukraine de l’est a besoin d’être déminée, sans compter que les républiques séparatistes sont appauvries sur le plan économique. Quel rôle peuvent jouer la coopération au développement et l’aide humanitaire suisses?

Les perspectives économiques des républiques du Donetsk et de Lougansk – les zones séparatistes – sont plutôt sombres. La coopération suisse avec l’Est n’est active que dans l’ouest de l’Ukraine. La Suisse fournit une aide humanitaire aux deux parties mais il n’est pas question de coopération au développement, qui exigerait un véritable cessez-le-feu.

Rien de tel n’est en vue. Il est clair pour moi que ce conflit a tout pour durer longtemps encore. Je le qualifierais de conflit gelé taillé sur mesure. Je crains que les régions séparatistes ne soient prises entre le marteau et l’enclume. Mais au final, c’est l’Occident qui devra payer la note.

Angela Merkel était la seule à pouvoir tenir tête à Poutine. Que signifie son départ pour l’Ukraine?

L’affirmer si clairement est une bonne chose. Au fil des ans, l’Ukraine a beaucoup compté sur le soutien de l’Allemagne pour faire progresser ses intérêts face à Moscou. Angela Merkel a joué un rôle central au sein du Quartet de Normandie [un groupe de contact semi-officiel entre la Russie, l’Allemagne, la France et l’Ukraine sur les questions liées au conflit ukrainien, ndlr]. Il y a eu des changements en terme de personnel – des représentants des gouvernements de l’époque, ne demeure que Poutine. Ce qui évidemment ne l’affaiblit pas, bien au contraire.

J’ai personnellement pu mesurer ce que cela signifiait lorsque l’Allemagne occupait la présidence de l’OSCE en 2016, avec Angela Merkel comme chancelière et Walter Steinmeier en tant que ministre des affaires étrangères. Nous avions là un tandem de choc. Ce qui a massivement renforcé le processus de Minsk. Nous avons pu progresser comme jamais avant ni après. Cette constellation, malheureusement, n’est plus de mise depuis – ce qui explique tout ou presque.

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