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Les dessous de la justice universelle

Un combattant libérien
Un combattant libérien fidèle à la faction ULIMO-J de Roosevelt Johnson lors de la première guerre civile libérienne, en 1996. Keystone / David Guttenfelder

Les organisations non gouvernementales Civitas Maxima et TRIAL International sont actives depuis des années dans la lutte contre l'impunité et en faveur d'une justice universelle. Nous les avons rencontrées à Genève, où elles opèrent, pour qu'elles nous parlent de leur travail, défis et motivation.

C’est un bâtiment ordinaire au centre de Genève. On n’y voit pas d’insigne, pas de logo, pas de référence à la présence au deuxième étage du siège d’une petite ONG: Civitas Maxima. C’est depuis ces bureaux, à l’abri des regards indiscrets, que la quinzaine d’employés de l’association soutient les victimes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. C’est ici aussi qu’elle coordonne la collecte d’éléments de preuve pour juger les criminels en Suisse et ailleurs.

Le fondateur, directeur et âme de cette fondation est Alain Werner. Avocat suisse, formé à Genève et à New York, Alain Werner a fait sa carrière à l’étranger, dans le cadre de la justice internationale. D’abord à Freetown, pour le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et dans le cadre du procès contre l’ancien président libérien Charles Taylor, puis à La Haye et à Phnom Phen où il a été collaborateur pour le procès sur le génocide commis par les Khmers rouges.  Et enfin à Dakar pour le procès contre l’ancien président tchadien Hissène Habré.

L'avocat des parties civiles
L’avocat des parties civiles Alain Werner, à gauche, discute avec l’ancien prisonnier tchadien Souleymane Guengueng après le procès de l’ancien dictateur tchadien Hissene Habre à Dakar, au Sénégal, le 30 mai 2016. 2016 The Associated Press. All Rights Reserved.

Première condamnation en Suisse, en 2023

Selon le principe de la compétence universelle, ces crimes peuvent être poursuivis n’importe où grâce notamment à la présence physique des personnes soupçonnées de crimes, indépendamment de la distance géographique et temporelle par rapport aux faits. En juin 2023, en Suisse, a eu lieu la première condamnation pour crime contre l’humanité, celle du citoyen libérien Alieu Kosiah, ancien commandant de la milice rebelle ULIMO (United Liberation Movement of Liberia for Democracy) qui vivait en Suisse. Il a été reconnu coupable d’avoir tué et exécuté des civils pendant le conflit au Libéria entre 1993 et 1995.

C’est un procès historique pour la Suisse et dans lequel Civitas Maxima a joué un rôle prépondérant: «Nous avons découvert que l’homme s’était réfugié à Lausanne, nous avons recueilli les témoignages des victimes au Libéria et nous l’avons dénoncé en fournissant des preuves au Parquet fédéral», raconte l’avocat genevois.

Ce dernier est particulièrement attentif à ce qui s’est passé au Libéria, où, pour diverses raisons, il n’y a jamais eu de tribunal international. Alain Werner espère qu’une condamnation en Suisse, en plus d’être très importante pour les victimes, aura également un effet sur la société libérienne: «Au Libéria, il y a des crimes et il n’y a pas de justice. Nous faisons en sorte que les victimes puissent venir témoigner en Europe et que la société civile au Libéria puisse, si elle le souhaite, utiliser les décisions judiciaires prises ici pour obtenir que justice soit faite dans leur pays».

À Genève, une autre ONG – TRIAL International – poursuit le même objectif. Tout comme Civitas Maximas, TRIAL International utilise l’arme du droit et de la compétence universelle pour poursuivre les tortionnaires qui vivent ou transitent en Suisse ou dans d’autres États. L’ONG a été fondée en 2002 après l’arrestation du dictateur chilien Augusto Pinochet à Londres en 1998.

«Dès que j’ai obtenu mon brevet d’avocat, j’ai décidé de créer une organisation avec l’idée de reproduire le précédent Pinochet en Suisse, c’est-à-dire essayer à travers le droit de poursuivre les pires criminels de la planète», explique son directeur, Philip Grant. C’est aussi à ce moment que le concept de justice international prend forme.

L'avocat Philip Grant
L’avocat Philip Grant a fondé l’ONG TRIAL International en 2002. Afp Or Licensors

Les deux ONG passent des années à éplucher des témoignages récoltés avec l’aide de partenaires sur le terrain. Philip Grant se souvient qu’au début, il n’a pas été facile de faire passer le message aux procureurs suisses que certains crimes pouvaient également être poursuivis sur le territoire national: «Le cadre juridique n’était pas optimal et les autorités suisses de poursuite pénale étaient peu au fait des nouveaux instruments du droit international et du principe de compétence universelle».

Travail sur le terrain et financement

Les deux ONG couvrent des conflits dans le monde entier. Surtout en RDC ou en Bosnie pour TRIAL: «C’est là que se trouve l’énorme majorité de la petite centaine de personnes qui ont pu être condamnées grâce à notre travail», souligne Philip Grant. Mais la Suisse reste aussi un des axes de travail de l’association: «Il y a beaucoup de tourisme d’affaires, de luxe ou de santé dans la Confédération, ce qui signifie qu’il y a beaucoup de personnes ‘intéressantes’ qui y transitent», explique le directeur.

Grâce à ses recherches et aux contacts avec des associations d’autres pays, TRIAL International prépare alors des plaintes pénales. 

De nombreuses enquêtes en cours en Suisse ont été déclenchées par l’association: celles contre Rifaat al-Assad, ancien vice-président syrien, contre l’ancien général algérien Khaled Nezzar et contre l’ex-ministre de l’Intérieur gambien Ousman Sonko.

Khaled Nezzar est mort le 29 décembre en Algérie, avant d’être jugé par la Suisse; le MPC ayant déposé son acte d’accusation en août 2023, après 12 années de procédure. Le procès Ousman Sonko s’ouvre le 8 janvier 2024 au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, ce qui provoque un sentiment ambigu chez Philip Grant: «Je suis évidemment satisfait que nous puissions aller jusqu’au procès, mais nous devons néanmoins noter le temps excessif qu’il a fallu pour en arriver là».

Le travail de Civitas Maxima se concentre principalement sur le Libéria, qui a ou a eu des dossiers sur la guerre civile de ce pays en France, en Belgique, en Finlande, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les autres affaires de l’ONG concernent la Côte d’Ivoire, en particulier les victimes des violences après les élections de 2011, et les diamants de sang en Sierra Leone.

Civitas Maxima a aussi monté une structure interne pour former à ses méthodes innovantes d’investigations d’autres organisations. Cela a notamment mené à une collaboration avec l’organisation ukrainienne Truth Hounds, qui a débouché sur une dénonciation en Suisse en lien avec la guerre en Ukraine concernant «l’embuscade» dont a été victime le photographe de presse Guillaume Briquet. 

Aujourd’hui, l’ONG dispose d’un budget d’environ 2 millions de francs, financé par des particuliers, principalement des associations ou des fondations philanthropiques. Alain Werner refuse l’argent des d’entités gouvernementales: «C’est une question philosophique. L’État est un problème quand il s’agit de la commission de crimes de guerre: c’est très souvent en son nom – ou au nom de ceux qui le combattent – que ces crimes sont commis. Nous voulons être un contre-pouvoir aux côtés des victimes», explique l’avocat.

TRIAL, elle, ne refuse pas l’argent public. Mais cela n’empêche pas Philip Grant de porter un regard critique sur ce qui s’est passé ces vingt dernières années en Suisse: «Il y a eu une traversée du désert de vingt ans et la Suisse n’a certainement pas brillé par rapport à d’autres pays européens à cet égard. On peut dire que sous la direction de l’ancien Procureur général Michael Lauber, la lutte contre les crimes internationaux n’a certainement pas été une priorité».

Des poursuites… et des avancées

Alain Werner se situe dans la lignée des grands défenseurs des droits humains. Parmi eux: Fritz Bauer, le procureur allemand qui a lancé l’arrestation du criminel nazi Adolf Eichmann, Juan Garcès, un avocat espagnol qui a travaillé pendant des années pour traduire en justice le dictateur chilien Augusto Pinochet, et Reed Brody, son professeur à Columbia, un avocat américain surnommé «le chasseur de dictateurs», à qui l’on doit par exemple le procès d’Hissène Habré.

L’arrestation d'Augusto Pinochet
L’arrestation d’Augusto Pinochet à Londres, en 1998, a été un moment-clé pour la justice pénale internationale. Pa Images / Alamy Stock Photo

C’est dans leur sillage que le travail de Civitas Maxima se poursuit aujourd’hui. Non sans difficultés: «L’ex-femme de Charles Taylor, emprisonnée en Grande-Bretagne à la suite d’une plainte de notre part, puis libérée sans avoir été jugée sur le fond du dossier, nous demande aujourd’hui des dommages et intérêts de plusieurs millions de dollars et nous rend responsables de sa détention. Ce genre de poursuite est destinée à nous empêcher de travailler».

TRIAL aussi doit faire face à des poursuites. Une société pétrolière, basée à Zoug, a intenté une action en justice et réclamé des dommages et intérêts d’un montant de 1,8 million de francs suisses parce qu’elle avait été citée dans un rapport sur de la contrebande contestée de pétrole libyen. Dans ce contexte, justement, le Parquet fédéral a ouvert une enquête criminelle contre des inconnus soupçonnés de crimes de guerre.

Pour le directeur de l’ONG, la dimension politique et diplomatique de certaines affaires a certainement eu une influence, «même si je ne peux pas en avoir la preuve exacte». Alain Werner se livre à une réflexion similaire: «Vu les atrocités dans le monde, il devrait y avoir beaucoup plus de procès de ce genre. Mais pour l’instant, les choses avancent trop lentement».

Après une longue période d’impasse, Philip Grant reconnaît que la situation semble s’améliorer en Suisse avec l’arrivée à la tête du Ministère public de la Confédération (MPC) du Procureur général Stephan Blättler: «2023 a été une année décisive, avec la condamnation d’Alieu Kosiah et la clôture d’enquêtes importantes». Cette dynamique devrait se poursuivre en 2024. Le 8 janvier, le procès contre l’ancien ministre gambien de l’Intérieur, Ousman Sonko, s’ouvrira devant la Cour pénale fédérale. L’homme est accusé de crimes contre l’humanité. Une plainte déposée par TRIAL International est à l’origine de l’enquête.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin

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