Les fabricants de pesticides devront revoir leur copie
Les nouvelles restrictions sur l’usage de certains pesticides pour protéger les abeilles n’auront pas que des conséquences sur les firmes agro-chimiques comme le géant bâlois Syngenta. Elles modifieront aussi la manière dont les agriculteurs européens produisent la nourriture que nous mangeons.
Comme à chaque printemps, la floraison des champs de colza fait virer au jaune de vastes surfaces agricoles de France, d’Angleterre, de Suisse ou d’Allemagne.
Rien qu’en Allemagne, ce sont 1,5 million d’hectares de terre arable qui sont consacrés à la culture du colza, dont on tire de l’huile, du carburant et du fourrage. La récolte annuelle est de près de cinq millions de tonnes. Non seulement l’huile de colza est l’huile alimentaire la plus populaire d’Allemagne, mais les fêtes organisées à la saison des fleurs attirent les touristes dans les villes comme Sternberg, en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, le Land allemand qui produit le plus de colza.
Wolf-Dietmar Vetter, cultivateur, est fier des champs fleuris de jaune que les visiteurs admirent lorsqu’ils parcourent cette région du nord-est du pays. Mais il se dit préoccupé par la suspension annoncée de trois pesticides qu’il utilise sur ses 600 hectares de champs dans la région de Sternberg contre divers ravageurs comme le méligèthe du colza, le charançon de la tige du chou et la cécidomyie des siliques.
«Nous sommes inquiets, bien sûr, et nous ne savons pas ce qui va se passer l’année prochaine, déclare Wolf-Dietmar Vetter. Le traitement des semences aux pesticides est très précieux pour nous, parce que c’est le plus écologique. Avec cette interdiction, nous pourrions bien finir par pulvériser nos cultures plus souvent et sur des plus grandes surfaces.»
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Producteurs inquiets
A fin avril, l’Union européenne a annoncé que dès la fin de l’année, elle suspendrait pour deux ans l’utilisation de trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes, accusés de contribuer au déclin des populations d’abeilles. Les apiculteurs et les organisations écologistes comme Greenpeace ont salué la décision.
Ce moratoire touche toutes les cultures de colza d’Allemagne, a dit Wolfgang Vogel, président de l’association nationale des planteurs d’oléagineux, ajoutant que l’agriculture allemande et européenne risquaient ainsi de perdre une plante importante pour la rotation des cultures.
Et l’enjeu est bien sûr également d’importance pour les agriculteurs suisses.
«Les pesticides permettent de sécuriser nos rendements, explique Markus Ritter, président de l’Union suisse des paysans (USP). Il n’y a pratiquement pas de colza bio en Suisse, ce qui montre combien cette plante est difficile à protéger. La pulvérisation extensive, qui est actuellement la seule alternative, est plus nocive que le traitement ciblé des semences.»
Pour les cultivateurs suisses de la vallée du Rhin, l’interdiction des néonicotinoïdes va poser un problème «majeur», affirme Ursina Galbusera, responsable de la production végétale à l’USP. Elle craint carrément que «certains agriculteurs ne finissent par devoir renoncer complétement à la culture du maïs».
En même temps, les paysans sont aussi concernés par les substances potentiellement nuisibles pour les abeilles, parce que ce sont les insectes qui pollinisent leurs cultures, rappelle Markus Ritter, agriculteur passionné, mais également apiculteur depuis 30 ans.
Les néonicotinoïdes ont été parmi les premiers insecticides à pouvoir être utilisés à large échelle pour traiter les semences, permettant ainsi aux cultivateurs de contenir les principaux insectes nuisibles systématiquement sur la plante entière.
Les autorités suisses et européennes ont récemment décidé de suspendre pour deux ans l’usage de ces substances apparentées à la nicotine, soupçonnées d’être une des causes du déclin des populations d’abeilles. Selon certaines recherches, ces substances toxiques pour le système nerveux affecteraient les facultés d’orientation des abeilles.
Selon Syngenta, le thiaméthoxame, substance active de ces insecticides, n’a aucun effet «inacceptable» à long terme sur les insectes bénéfiques qui ne sont pas ciblés par un traitement des semences ou une pulvérisation sur les feuilles.
Jacques Bourgeois, directeur de l’Union suisse des paysans, craint que les autorités «ne mettent la charrue avant les bœufs» en bannissant certains pesticides avant d’avoir la preuve formelle qu’ils jouent une rôle dans la mort des abeilles.
De leur côté, les apiculteurs suisses et des chercheurs comme Peter Gallmann, directeur du Centre de recherches apicoles, saluent la décision et pressent le gouvernement à engager plus de fonds dans l’étude de la disparition des colonies d’abeilles. Selon eux, les pesticides sont un des nombreux facteurs ayant un effet négatif sur la santé des abeilles.
Affaire de gros sous
Pour Syngenta, premier fabricant mondial de produits chimiques pour l’agriculture (13,3 milliards de francs de chiffre d’affaires annuel), le moratoire sur les néonicotinoïdes ne devrait occasionner que quelque 100 millions de pertes. Des pertes qui seront partiellement compensées, affirme le géant bâlois.
Mais pour les entreprises chimiques, il y a aussi d’autres enjeux. Les recherches menées pendant la suspension de deux ans permettront soit d’absoudre les néonicotinoïdes, soit de confirmer leur rôle dans le déclin des abeilles, ce qui aboutirait à une interdiction permanente.
Le lobby de la protection des plantes avertit qu’une telle interdiction ferait potentiellement perdre près de 17 milliards de francs à l’UE et menacerait les emplois de plus d’un million de personnes. Ce sont du moins les sombre prévisions d’un rapport commandé et payé par Bayer et Syngenta pour évaluer la valeur des pesticides à base de néonicotinoïdes.
Pour autant, l’impact sur les revenus des fabricants resterait négligeable aussi longtemps que le moratoire ne touche que l’Europe. Ces pesticides sont des moteurs de croissance, avec un pic des ventes estimé par les analystes de près de deux milliards de dollars au niveau mondial.
«L’effet immédiat sur les ventes de Syngenta n’est pas très important, mais il y a une inquiétude pour le cas où l’interdiction des néonicotinoïdes s’étendrait au monde entier – même si nous considérons pour l’instant la chose comme peu probable», explique Martin Schreiber, de la Banque cantonale de Zurich.
L’analyste estime que l’Actara et le Cruiser Maxx de Syngenta, deux produits contenant un néonicotinoïde, génèrent ensemble des ventes pour un milliard de dollars. Et le remplacement de produits aussi bien établis prendrait du temps et coûterait de l’argent.
Du côté de Syngenta, le porte-parole Daniel Braxton confirme qu’il serait «extrêmement difficile» de trouver des alternatives aussi sûres et aussi efficaces.
Les pesticides utilisés pour la protection des plantes sont des produits biologiquement actifs contre les organismes nuisibles. Mais ils risquent également d’attaquer d’autres organismes, comme l’explique Olivier Félix, responsable des pesticides à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG).
Il appartient à l’industrie de prouver que ses produits ne sont pas dangereux. L’OFAG se contente d’examiner les preuves fournies. «Les exigences sont plus strictes aujourd’hui, note Olivier Félix. Nous avons donc souvent des demandes supplémentaires, qui nécessitent de nouvelles recherches, ce qui rallonge le processus».
«Quand nous évaluons s’il convient d’approuver un produit, nous ne regardons pas simplement sa toxicité, poursuit l’expert de l’OFAG. Nous devons garantir que la substance ne présente pas de risque inacceptable. Nous considérons ce qui serait réalistement le scénario du pire et y ajoutons encore des marges. On arrive ainsi à un haut niveau de sécurité.»
Dans les 20 dernières années, l’Union européenne a réévalué près de 1000 substances utilisées pour la protection des plantes. Deux tiers d’entre elles ont toutefois été abandonnées d’office, car leur faible valeur marchande ne justifiait pas l’investissement considérable nécessaire à une réévaluation.
Alternatives
Selon le géant bâlois, le développement d’un nouveau principe actif à partir de rien coûte environ 200 millions de dollars et va impliquer 2500 chercheurs et 25’000 essais sur le terrain, répartis sur de nombreux sites. De la découverte fondamentale à l’arrivée du produit sur le marché, le processus peut durer de huit à dix ans.
Pourtant, les pesticides sont moins chers à développer que les médicaments et leur marché est moins régulé, note Martin Schreiber. Par bien des aspects, les deux démarches sont néanmoins similaires, parce que les produits chimiques – souvent toxiques – présentent le risque inhérent de causer des dommages collatéraux. La sécurité est donc primordiale.
Le fabricant doit prouver que son produit tue efficacement les nuisibles, mais ne fait pas de mal aux autres espèces ni à l’environnement, tout comme les médicaments et leurs effets secondaires indésirables. Le défi, c’est de trouver le bon équilibre, souligne Syngenta.
En 2005, la Suisse a retiré les licences de 124 substances sur 450, signale Olivier Félix, responsable des pesticides à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). «La plupart d’entre elles étaient utilisées depuis longtemps et étaient probablement sûres, mais aujourd’hui, on veut des preuves», explique-t-il.
Les autorités demandent un rapport complet, qui documente les effets de la substance sur tous les organismes susceptibles d’être affectés et pour toute utilisation ou dosage possibles. Chez Syngenta, on fournit typiquement 80 à 100 dossiers à l’appui de chaque demande de mise sur le marché d’un nouveau produit.
«Les pesticides disponibles aujourd’hui sont donc beaucoup plus sûrs que ceux d’il y a vingt ans, note Olivier Félix. Mais ils gardent malgré tout une image négative dans le public, qui les perçoit souvent comme plus nocifs que d’autres toxines, produites par exemple par des bactéries ou des champignons dans les aliments.»
Mais les consommateurs ont tendance à oublier que ces substances servent à améliorer notre alimentation. «Les produits agricoles parfaits que l’on trouve aujourd’hui sur les rayons des magasins n’existeraient pas si les producteurs ne prenaient en amont des mesures invisibles pour protéger leurs cultures et améliorer leurs récoltes», résume l’expert de l’OFAG.
(Traduction de l’anglais: Marc-André Miserez)
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