Malgré la méfiance des médecins, les autorités achètent du remdesivir
Les médecins suisses restent prudents quant à l’usage du remdesivir pour traiter la Covid-19. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) vient de publier des données sur l’inefficacité de ce médicament. Pourtant, les autorités suisses vont de l’avant vers l’autorisation de ce traitement et s’efforcent d’en obtenir plus.
Le 25 novembre, Swissmedic, l’organe d’approbation des médicaments, a délivré une autorisation temporaire pour le remdesivir (vendu sous le nom de Veklury). Cinq jours plus tôt, l’OMS avait pourtant lancé un avertissementLien externe contre l’usage de ce produit pour les patients Covid hospitalisés, quelle que soit la gravité de leur maladie.
Le gouvernement suisse n’en a pas moins confirmé à swissinfo.ch qu’il était en discussions avec la pharma américain Gilead, qui fabrique le médicament, pour obtenir davantage de doses, sur la base d’un accord passé au mois d’août.
L’OMS a basé sa recommandation sur l’essai clinique à grande échelle SolidarityLien externe, déclarant qu’il n’y a «actuellement aucune preuve que le remdesivir améliore la survie et l’état de santé des patients Covid-19».
Cependant, d’autres études, comme l’ACTT-1Lien externe de l’Institut national américain des allergies et des maladies infectieuses, concluent que le médicament raccourcit le temps de guérison de cinq jours.
«Il appartient aux médecins traitants de prescrire les thérapies appropriées sur la base des informations sur le produit, approuvées par Swissmedic dans le cadre de l’autorisation de mise sur le marché et en connaissance du patient», explique un porte-parole de Swissmedic, ajoutant que l’autorisation se base sur les résultats de trois études, dont l’ACTT-1.
Méfiance dans les hôpitaux
Les médecins des principaux hôpitaux universitaires avec qui swissinfo.ch a parlé soulignent qu’ils limitent l’emploi du remdesivir ou ne l’utilisent pas du tout. Alexandra Calmy, Oriol Manuel et Hansjakob Furrer ont participé à l’étude Solidarity de l’OMS.
«Nous ne prescrivons le remdesivir que dans des cas très particuliers. Nous avons changé d’attitude après la publication de l’étude Solidarity le 16 octobre», déclare Alexandra Calmy, des Hôpitaux universitaires de Genève.
De son côté, Oriol Manuel explique que le médicament n’est pas utilisé là où il pratique, au Centre hospitalier universitaire vaudois de Lausanne. «Mon avis est que le bénéfice est très mince. En Suisse, le remdesivir est réservé à des cas très spécifiques et le plus souvent pour des traitements jusqu’à cinq jours. La décision de l’utiliser ou pas varie selon les hôpitaux».
Dans un articleLien externe publié après la recommandation de l’OMS dans le quotidien Neue Zürcher Zeitung, Peter Steiger, de l’unité de soins intensifs de l’Hôpital universitaire de Zurich, écrit que le remdesivir est utile s’il est administré tôt. L’Hôpital zurichois ne l’utilise que de manière ciblée.
Hansjakob Furrer, chef du Département des maladies infectieuses de l’Inselspital, l’hôpital universitaire de Berne, partage les mêmes vues. Il ajoute que son hôpital est très réticent à utiliser des médicaments expérimentaux en dehors des protocoles d’étude.
«Nous n’avons fait qu’un usage très restreint du remdesivir, dans des cas très spécifiques. Le médicament ne peut être utilisé que dans les cas à haut risque et dans la phase précoce de l’infection», précise Hansjakob Furrer.
Et d’ajouter qu’«il ne suffit pas que l’OMS ne le recommande pas pour que nous ne l’utilisions jamais, parce que la Covid-19 est une maladie très hétérogène. Tout n’est pas noir ou blanc. Il pourrait y avoir un usage de ce médicament dans des cas très spécifiques que des études ultérieures pourraient révéler».
Vaut-il son prix?
Vu que certains hôpitaux en Suisse suivent la recommandation de l’OMS, reste à voir combien de remdesivir sera finalement utilisé et quel bénéfice il apportera aux malades de la Covid-19.
Ni le fabricant, Gilead, ni le gouvernement suisse n’indiquent les quantités de remdesivir commandées, se retranchant respectivement derrière des «obligations contractuelles» et des négociations en cours sur la fourniture du médicament. Cependant, les autorités suisses ont confirmé payer le prix fixé par Gilead, qui est de 380 francs suisses la dose.
«L’histoire du remdesivir de Gilead rappelle fortement celle du Tamiflu de Roche: un prix injustifiablement élevé au vu des bas coûts de production et du financement public massif, couplé avec le ravitaillement de stocks gouvernementaux, pour un médicament qui au final ne vaut pas son prix», remarque Patrick Durisch, expert en politique de santé pour l’organisation non gouvernementale Public Eye.
Jamais approuvé avant la Covid
Le remdesivir est un traitement antiviral à large spectre, développé à l’origine pour l’hépatite et qui était à l’étude contre Ebola. Les études précédentes ont montré qu’il avait un certain effet contre d’autres coronavirus (SARS et MERS), mais il n’a jamais été approuvé par les principaux régulateurs pour une utilisation sans condition avant la Covid-19.
Dans la panique de la première vague de la pandémie, de nombreux gouvernements ont fait usage de leurs pouvoirs d’urgence pour autoriser les hôpitaux à utiliser ce médicament, sans preuve concluante de son efficacité.
Dans le cas de la Suisse, Swissmedic a reçu une demande d’autorisation temporaire du remdesivir en juin et a entamé une procédure d’approbation accélérée. La loi helvétique autorise à soumettre des demandes même avant que le développement d’un médicament soit totalement achevé. Ceci permet à Swissmedic d’examiner les données disponibles, alors que les autres données d’essais cliniques seront présentées à une date ultérieure.
Avec les mesures d’urgence adoptées par le Conseil fédéral, Swissmedic a aussi reçu l’autorisation de se procurer les médicaments jugés essentiels pour éviter les goulets d’étranglement dans l’approvisionnement. Au début juillet, Swissmedic a autorisé la distribution temporaireLien externe du remdesivir, alors qu’elle était en train d’examiner la demande d’autorisation.
Gilead a indiqué à swissinfo.ch que, conformément à l’accord signé avec l’Office fédéral de la santé publique en août 2020, la quantité de remdesivir fournie est basée sur l’évolution de la pandémie dans le pays. Ce qui signifie que l’offre peut être augmentée ou diminuée par les autorités suisses en fonction des besoins des patients.
Début novembre, le nombre de nouveaux cas de Covid-19 a grimpé en flèche, en Suisse, pour atteindre des pics à 10’000 par jour, ce qui est bien plus que lors de la première vague. La propagation du virus a depuis ralenti mais la situation reste «très préoccupante», comme l’a encore dit récemment le ministre de la santé Alain Berset.
Cet article fait partie de la série #BehindThePledgeLien externe, une enquête internationale sur la piste financière des médicaments et vaccins liés à la pandémie. Ce travail a reçu des aides du Journalismfund et de IJ4EU, deux organismes de soutien européens au journalisme d’investigation. Ludovica Jona (Italie), Lise Barnéoud (France), Lucien Hordijk (Pays-Bas), Hristio Boytchev (Allemagne) et Staffan Dahllöf (Danemark) ont contribué à la réalisation de cet article.
Priti Patnaik est le fondateur et rédacteur en chef des Geneva Health FilesLien externe, une initiative journalistique qui suit la gouvernance de la santé mondiale, en s’intéressant aux pouvoirs et au rôle des gouvernants dans la politique internationale de la santé.
(Traduction de l’anglais: Marc-André Miserez)
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