Le tirage au sort des juges, une expérimentation qui ne convainc pas
Le peuple suisse a balayé dimanche dans les urnes une initiative populaire qui voulait donner davantage d’indépendance au pouvoir judiciaire. Les Suisses ont privilégié le statu quo à un système de tirage au sort qui n’est pratiqué nulle part ailleurs dans le monde.
Comme le prédisaient les sondages, l’initiative sur la justice n’a pas trouvé grâce auprès de l’électorat. Le texte a été rejeté à plus de 68% des voix.
L’ensemble des cantons a rejeté la proposition de modification constitutionnelle, avec un record pour Appenzell Rhodes-Intérieures (78%). Les cantons francophones de Vaud et Genève, tout comme ceux de Suisse centrale, ont également dit «non» à plus de 70% des voix.
L’initiative sur la justice avait pour ambition de dépolitiser l’élection des juges du Tribunal fédéral. Elle demandait que les juges fédéraux soient désormais nommés par une commission d’expertes et d’experts sur la base de leurs qualifications, puis tirés au sort. A l’heure actuelle, les juges sont membres d’un parti et sont élus par le Parlement. Le pouvoir législatif attribue les postes de juges fédéraux en fonction de la force des partis.
Selon le comité à l’origine de l’initiative, une procédure de tirage au sort aurait garanti l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis des partis politiques et permis une sélection des meilleurs juges. L’aptitude professionnelle aurait été le facteur décisif, non l’affiliation à un parti. Même la diversité au sein de la magistrature aurait probablement été améliorée, puisque les femmes et les homme auraient eu les mêmes chances d’occuper un poste.
Ancien juge fédéral et partisan de l’initiative, Peter Diggelmann a déploré au micro de la télévision publique alémanique SRF que la discussion n’ait pas abordé les véritables problèmes de la procédure de nomination actuelle des juges fédéraux. Selon lui, c’est surtout l’impôt sur les mandats, très controversé, qui aurait dû figurer au coeur des débats.
Une initiative, un homme
Derrière cette initiative se trouvait un comité de citoyennes et de citoyens réuni autour d’Adrian Gasser, propriétaire du groupe Lorze. Ce riche entrepreneur un brin énigmatique, qui a connu des déboires avec le système judiciaire suisse par le passé, accusait le Parlement suisse de «copinage» dans l’élection des juges. Il estimait qu’avec le système actuel, la séparation des pouvoirs ne peut s’exercer correctement en Suisse.
Agé de 78 ans, Adrian Gasser aurait investi selon plusieurs médias suisses plus d’un million de francs de sa poche pour tapisser les gares et les bords de route du pays d’affiches en faveur de l’initiative. L’entrepreneur avait déjà dépensé une somme identique pour la récolte des signatures nécessaires à l’aboutissement de l’initiative.
«Un individu s’est pratiquement acheté une initiative et placardé la Suisse», a dénoncé le sénateur libéral-radical Andrea Caroni, opposé à l’initiative, dans les colonnes du quotidien alémanique Blick.Lien externe Le comité des opposants et opposantes, lui, n’a réuni que quelques milliers de francs pour un site internet et un logo.
Un «corps étranger»
Le déséquilibre des moyens financiers investis dans la campagne n’a toutefois pas eu d’influence sur le résultat du vote. Comme près de 9 initiatives sur 10, l’initiative sur la justice a subi un net rejet dans les urnes.
Les arguments du camp du «non» ont fait mouche auprès de la majorité de l’électorat, peu enclin à changer de manière radicale le fonctionnement de ses institutions judiciaires. Le rejet de l’initiative montre que la population est convaincue que le Parlement élit les juges les plus représentatifs et les plus compétents, a souligné le sénateur neuchâtelois Philippe Bauer à l’issue du vote. «La justice fonctionne, les juges sont élus selon un certain nombre de critères représentatifs de notre société», a-t-il rappelé.
Selon la ministre de la Justice, l’introduction d’une «loterie» aurait contredit la tradition politique de la Suisse et constitué un corps étranger à la législation. «Aucun pays au monde ne choisit ses juges par tirage au sort», a argumenté Karin Keller-Sutter, qui a pu compter sur le soutien de tous les partis politiques du pays, de gauche comme de droite, tous opposés à cette initiative jugée «trop extrême».
Adrian Gasser veut un deuxième vote
Pas de quoi toutefois décourager le père de l’initiative, Adrian Gasser, qui veut à nouveau soumettre son texte au vote. L’entrepreneur zougois explique le rejet de son initiative entre autres par la soi-disant couverture médiatique négative et erronée de sa campagne et par la distribution précoce du bulletin d’informations de la Confédération.
«Cela a saboté la formation de l’opinion», estime Adrian Gasser. L’Etat et les partis politiques ne voulaient pas informer la population, selon lui. Il se dit convaincu de pouvoir sensibiliser le peuple «dans deux ou trois ans».
Pour le deuxième vote, l’entrepreneur ne compte pas s’écarter du texte de l’initiative. Le tirage au sort est central, sinon l’élection des juges laisse la porte ouverte à «la corruption institutionnelle et au népotisme», a-t-il une nouvelle fois martelé.
Ce qu’en dit la presse suisse
Le Tages-Anzeiger estime qu’Adrian Gasser a offert au pays un débat important avec son initiative sur la justice. Le camp en faveur de l’initiative a présenté de bons arguments: le système qui préside à l’élection des juges en Suisse est insuffisant, souligne le quotidien zurichois. Après l’échec de l’initiative sur la justice, les tribunaux suisses devraient être «décloisonnés» d’une manière ou d’une autre. Il faut un système électoral qui donne une chance à toutes les personnes qualifiées – en particulier celles qui ne sont pas affiliées à un parti, poursuit le Tages Anzeiger. Et les contributions financières des juges aux partis devraient être interdites.
La NZZ salue en revanche le verdict. On peut voir dans le «non» du peuple et des cantons à l’initiative sur la justice une preuve de confiance envers les procédures électorales démocratiques. Le quotidien zurichois y voit aussi le refus d’une «expertocratie élitiste». «Une caste de juges agissant librement, qui n’aurait à se justifier devant personne, ne correspond pas à la conception suisse de l’Etat», écrit la NZZ.
La légitimité démocratique rattachée au système actuel de l’élection a pesé bien plus lourd que le risque très abstrait qui menacerait l’indépendance des juges, estime de son côté Le Temps. «Même si l’idée que les magistrats judiciaires soient membres d’un parti, soient soumis à réélection et soient amenés à reverser une partie de leur rémunération en guise de solidarité, a pu susciter un débat légitime, le peuple n’a pas voulu remettre en question un modèle en vigueur depuis 150 ans, soit depuis la création du Tribunal fédéral, et déstabiliser une cour suprême qui jouit d’une grande confiance auprès de la population», affirme le quotidien genevois.
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Résultats de la votation du 28 novembre 2021
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