Comment Pilatus tire parti du marché indien et réciproquement
Premier importateur d'armes au monde, l'Inde est un grand marché pour les entreprises suisses actives dans ce secteur. C’est aussi une source d’innovation. Les acteurs privés indiens aident à la fabrication de produits suisses haut de gamme pour le marché mondial. Reportage.
Il est facile d’oublier que vous êtes en Inde quand vous circulez le long de la rocade extérieure de Hyderabad. L’autoroute à huit voies qui encercle cette ville du sud de l’Inde de plus de 6,7 millions d’habitants permet aux voitures d’atteindre 120 kilomètres/heure, alors qu’aux heures de pointe, on se traîne à 10 kilomètres/heure en ville.
L’autoroute conduit à la première zone économique spéciale de l’Inde dédiée au secteur de l’aérospatiale, un site fiscalement attractif pour les investisseurs étrangers. Située à environ 50 km de la ville, cette zone était autrefois une terre agricole dont les habitants vivaient dans des huttes. Elle s’est transformée en complexe immobilier de 100 hectares consacrés au domaine spatial.
Jusqu’à présent, Tata Advanced Systems Limited (TASL) est le seul groupe à y avoir bâti une usine. De hauts murs et des agents de sécurité privée gardent l’unité de production. Et ce pour une bonne raison. A l’intérieur, les hangars contiennent des pièces d’aéronefs de certains des plus grands fabricants d’armes au monde, comme Lockheed Martin, sa filiale Sikorsky et Boeing, tout comme l’entreprise suisse Pilatus.
C’est ici que les ailes et le fuselage de l’avion Pilatus PC-12 sont assemblés. Cet avion monomoteur est utilisé comme avion d’affaires, avion-ambulance et par l’armée comme avion de surveillance.
Marché indien
Comme premierLien externe acheteur mondial d’armes, l’Inde est dans les radars de toutes les entreprises de défense. Cependant, un coup d’œil sur les chiffres des exportations d’armes de la Suisse peut faire penser qu’elle a raté le coche. Les exportations au cours de la dernière décennie totalisent une moyenne de 4 millions de francs par année. Un seul pic, en 2012, avec la vente pour 22 millions de francs de systèmes de défense aérienne, des unités de contrôle sans armes.
Mais ces chiffres d’exportations ne reflètent pas totalement la réalité, car ils s’appliquent uniquement aux équipements spécifiquement construits ou modifiés pour le combat et qui ne sont pas utilisés à des fins civiles. Un examen des «produits industriels à double usage et des produits militaires spécifiques», une catégorie séparée dans les statistiques, révèlent trois grands montants en 2012 (40 millions), en 2013 (165 millions) et 2014 (80 millions).
«Les licences ont été établies pour l’exportation d’avions militaires d’entraînement non armés destinés à l’Indian Air Force, y compris des simulateurs de vol et des pièces détachées», précise à swissinfo.ch Juergen Boehler, du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO).
L’avion en question est le Pilatus PC-7 MKII. En 2012, l’Inde a passé une commande de 75 de ces avions pour ses forces aériennes, ce qui continue d’avoir un impact significatif sur les chiffres d’exportation de l’industrie de défense suisse. En 2014, les exportations d’armes totales en provenance d’Europe occidentale ont diminué de 7,4%. Les exportations suisses, elles, ont augmenté de 11,2%, principalement grâce au Pilatus PC-7, selon un récent rapportLien externe de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).
Les exportations suisses continueront de bénéficier de l’appétit de l’Inde en matière de défense. En 2015, l’Indian Air Force a décidé d’acheter 38 Pilatus PC-7 supplémentaires pour la formation.
«Pilatus considère l’Inde comme une opportunité de croissance très importante pour nos différents types d’aéronefs actuels et futurs, relève Jim Roche, directeur général adjoint de l’entreprise. Notre stratégie à court terme est de développer le marché pour notre PC-7 MkII dans le secteur de la défense et de notre PC-12 dans les vols d’affaires surtout.»
Collaboration suisse
La croissance exponentielle des dépenses militaires indiennes et l’empressement des entreprises mondiales de défense à pénétrer ce marché bénéficient à des sociétés indiennes comme TASL. Tous les contrats de défense avec l’Inde au-dessus d’une certaine valeur contiennent des obligations de compensation. Les entreprises internationales contractantes doivent transférer une partie de leur savoir-faire technologique ou utiliser des fournisseurs locaux. Ce qui représente généralement une valeur d’environ 30% de la transaction initiale.
Sukaran Singh, PDG et directeur général de TASL, détaille: «Pilatus était à la recherche de partenaires pour remplir ses obligations de compensation. Et nous avons été en mesure de lui démontrer que nous avions fourni des contributions de haute qualité pour les entreprises mondiales.»
Mais il serait faux de croire que les entreprises indiennes comme TASL ne dépendent que de ces compensations pour survivre.
«Nos deux premiers projets avec Sirkosky et Lokheed Martin n’avaient aucune obligation de compensation de leur part, relève Sukaran Singh. Bien sûr, ils veulent une entrée sur le marché indien et anticiper les possibilités de vente. Mais les impératifs économiques doivent être respectés.»
Ces impératifs économiques ont poussé Pilatus à transférer l’assemblage de l’avion PC-12 de la Pologne à Hyderabad.
En juin 2014, RUAG – une autre entreprise suisse d’armement – a annoncé un contrat avec TASL. L’accord pour la fabrication des ailes et le fuselage de son avion Dornier 228 n’a eu aucune composante de compensation. Selon Volker Wallrodt, vice-président de RUAG Aviation, la société suisse était convaincue que Tata était le meilleur partenaire pour assurer une plus grande flexibilité dans la production et offrir une meilleure valeur aux clients.
La production des avions Dornier 228 devrait commencer à la mi-2016 et RUAG a des vues sur les marchés émergents en Asie et en Afrique, où le rapport qualité-prix est un critère essentiel.
«Dans notre ADN figure la recherche des réductions de coûts pour les entreprises étrangères, déclare Sukaran Singh. Nous ne sommes pas enfermés dans le marché indien, mais tendus vers les conditions du succès au niveau mondial.»
Les contrats Pilatus et RUAG étaient très importants pour TASL. Ils lui ont permis de mettre un pied en Europe. Jusque-là, la plupart de leurs collaborations se nouaient avec des entreprises américaines d’armement.
Mais Sukaran Singh est conscient que la concurrence est féroce dans le domaine de l’armement et que dans ce domaine, les entreprises indiennes sont encore négligées par rapport aux entreprises américaines, européennes ou même israéliennes. Il ajoute: «Nous espérons que davantage d’entreprises indiennes entrent dans le secteur de la défense pour obtenir un écosystème dans ce secteur.»
Exportations et neutralité
Les exportations d’armes helvétiques doivent tenir compte de la neutralité de la Suisse et de son rôle de médiateur de la diplomatie internationale.
RUAG – qui est détenue en majorité par le gouvernement suisse – a été mal classée par l’indice 2015 de Transparency International pour les entreprises d’armement, en particulier dans le domaine de la gestion des risques.
RUAG a vendu au Qatar des munitions qui ont fini dans les mains de l’opposition libyenne. En cause, une «erreur de logistique militaire», ce qui soulève des doutes sur l’efficacité des inspections post-expédition. La vente en 2011 de mitrailleuses et de fusils d’assaut aux polices des Etats indiens de l’Orissa et du Jharkhand a également soulevé des questions. Dans ces Etats, la police est engagée pour combattre une insurrection menée par des groupes maoïstes, ce qui fait craindre un usage de ces armes contre les populations civiles.
De son côté, Pilatus a été critiqué pour l’utilisation passée de ses avions dans des conflits. Ses avions d’entraînement pouvaient facilement être transformés en arme de guerre. Depuis les années 1970, ces avions modifiés ont été utilisé au Myanmar, au Guatemala, au Mexique, au Chili, en Bolivie, au Nigeria, en Irak et au Tchad, selon le groupe pacifiste Suisse sans armée.
Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand
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