La survie des Suissesses de la colonie de la Rivière-Rouge
Il y a plusieurs générations, sur une prairie aride du Canada, une émigrée suisse de 15 ans s’apprête à épouser un soldat. C’est l’histoire que raconte la bernoise Therese Bischel dans un roman historique.
Dans Überleben am Red River (Survivre au bord la Rivière Rouge), l’auteure s’est volontairement distancée de l’approche classique qui consiste à décrire, à travers les yeux des hommes, les aventures et mésaventures des colons européens en Amérique du Nord. Elle a au contraire choisi de mettre en lumière les histoires souvent méconnues des femmes.
«Lorsque je me documentais sur les mariages forcés que ces filles ont subi à l’époque, certaines à l’âge de 15 ans, j’étais tombées sur un article consacré aux jeunes Syriennes contraintes d’épouser des hommes âgés. Ce parallèle constitue l’une des idées sur lesquelles repose mon livre», raconte Therese BischelLien externe.
Migration malheureuse
Le livre retrace le parcours migratoire en 1821 d’un groupe de Suisses Lien externevers la colonie de la rivière Rouge en 1821, une région qui chevauche aujourd’hui la province canadienne de Manitoba et les États américains du Minnesota et du Dakota du Nord.
Environ 170 hommes, femmes et enfants – pour la plupart des paysans et des commerçants – ont décidé de quitter une Suisse alors frappée par la pauvreté, encouragés par un agent recruteur, le capitaine suisse Rudolf von May qui cherchait ainsi à rembourser des dettes toujours plus élevées.
Mais, au lieu d’une terre fertile promettant de riches récoltes, comme l’avait assuré le sournois capitaine, les colons débarquèrent dans un endroit désolé au début d’un hiver rigoureux, dépourvu d’habitation décente et de vivres en quantités suffisantes.
Therese Bichsel partage son temps entre Berne et une station des Alpes. Rudolf von May vivait aussi dans la capitale suisse, de même qu’une des familles de colons. C’est également à Berne que l’auteure a effectué une partie de ses recherches dans les archives.
L’écrivaine navigue entre Berne et Interlaken. En quelques minutes de train, elle quitte la ville pour s’engouffrer dans la vallée verdoyante de l’Aare où les sommets enneigés se dressent au loin.
Des villages ordonnés, nichés à flanc de colline, jalonnent le parcours. Parmi ceux-ci se trouve le village d’une autre famille de colons, les Rindisbacher. La vie était très différente à leur époque. Plusieurs mauvaises récoltes successives les ont appauvris à tel point qu’ils ont été sensibles à la proposition de l’officier.
«En raison de nos vies confortables, des opportunités nombreuses qui s’offrent à nous aujourd’hui, nous avons tendance à oublier qu’au XIXe siècle, de nombreux paysans suisses durent émigrer pour trouver une vie meilleure» m’explique-t-elle.
L’auteure a retrouvé de nombreux documents sur l’histoire de la colonie de la rivière RougeLien externe. Therese Bichsel a pu consulter des archives concernant les conditions de vie en Suisse à cette époque ainsi que les rapports originaux et les lettres écrites par von May et les colons revenus au pays.
Elle a surtout découvert le récit détaillé d’une femme âgée qui faisait partie du groupe d’émigrés suisses. Ann Adams (née Scheidegger) n’avait que 11 ans lorsqu’elle est arrivée dans la colonie.
Dans un chapitre intitulé «concurrence acharnée pour les femmes», Ann Adams raconte que les Suissesses ne séjournaient pas plus de 24 heures dans la colonie avant que des soldats ne commencent à « affluer, avides de trouver une épouse ».
Mariages forcés
Ann Adams admet que l’enfant qu’elle était ne se rendait pas vraiment compte de la situation difficile des colons. L’écrivaine a donc tenté de reconstituer la situation des femmes et des filles forcées à se marier.
Son personnage principal se nomme Elisabeth Rindisbacher. Âgée de 21 ans, elle n’est plus une épouse mineure, contrairement à certaines de ses compatriotes. Mais elle doit néanmoins accepter d’épouser un soldat, sacrifice qu’elle fait pour que sa famille, sans abri dans la colonie, puisse s’installer dans la modeste demeure de l’homme.
Elle raconte comment Elisabeth a perdu sa virginité avec un mari qui n’était encore qu’un étranger la nuit de leur mariage, la façon dont elle a dû se soumettre à lui et de donner naissance à une colonie pionnière.
Dans l’un des chapitres, Elisabeth rêve de rentrer en Suisse :
Elle se trouve dans une ferme du village d’Eggiwil. Nous sommes au printemps, les champs sont verts. Jacob (son premier amour) se trouve à côté d’elle. Elle l’entend ronfler et prend sa main. Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle réalise qu’il s’agit de la main d’un autre homme, étendu à côté d’elle.
«Il ne s’agit pas de mon premier livre consacré à la vie des femmes. J’ai dû me plonger dans les archives et il faut savoir creuser suffisamment pour obtenir des informations» explique l’auteure.
Qui précise: «Il existe habituellement beaucoup de documents sur les hommes. Au début, on ne trouve que leur nom, mais s’ils ont eu une famille, il est assez aisé d’obtenir des renseignements sur leur épouse et leurs enfants. En faisant des recoupements avec des hommes connus, je suis parvenue à dégager des faits concernant les femmes.»
«Peintre d’Indiens»
Peter RindisbacherLien externe, le frère d’Elisabeth, est le colon dont on se souvient le mieux. Adolescent à cette époque, il s’est avéré être un artiste talentueux, devenant l’un des premiers à peindre avec précision les scènes de la colonisation et de la vie quotidienne des Premières Nations.
Selon Therese Bichsel, le jeune peintreLien externe est le seul du groupe à avoir vu au-delà des épreuves, à être tombé amoureux du nouveau monde et à faire preuve de curiosité pour les peuples autochtones.
Mais l’auteure a décidé de sortir les femmes de l’ombre de l’histoire, raison pour laquelle elle a choisi de raconter en premier lieu l’histoire d’Elisabeth et de la jeune Anni Scheidegger.
Une montre en or contre de la nourriture
Therese Bichsel évoque une scène qu’Ann Adams avait vécu à l’âge de 11 ans lorsque les colons suisses faisaient face à la famine le premier hiver. Au lieu d’accepter de l’argent en échange de nourriture, une Anglaise a exigé la montre en or de sa mère:
Mon père regarde ma mère. Les larmes coulent le long de ses joues mais elle acquiesce, jette un dernier coup d’œil à sa montre et la tend à l’Anglaise qui la fait disparaître sans un mot dans la poche de son tablier.
Après cinq ans seulement, tous les Suisses se sont déplacés vers le sud. Une inondation qui a balayé leurs maisons et détruit presque la totalité de la colonie ayant convaincu les derniers résidents. L’expérience des Suisses n’est qu’une note en bas de page dans l’histoire de la colonie de la Rivière Rouge.
Après l’inondation dévastatrice, la colonie s’est peu à peu développée et les agriculteurs ont augmenté leurs rendements agricoles, principalement du blé, année après année. Ce territoire est surtout connu pour avoir été, à la fin des années 1860, une terre disputéeLien externe entre le Canada et les États-Unis.
Traduction de l’anglais par Lucie Donzé
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