«La préférence indigène est un Brexit à la Suisse»
Attaques des partis populistes, banalisation du discours anti-frontaliers, préférence indigène: les frontaliers sont las d’être pris pour cible à Genève. Alors que la campagne en vue des élections cantonales bat son plein, le président du Groupement transfrontalier européen Michel Charrat estime que le climat doit changer si l’économie suisse ne veut pas en payer le prix.
Le désamour entre Genève et ses frontaliers a atteint son paroxysme, estime Michel Charrat. Celui qui est à la tête du Groupement transfrontalier européen (GTE) depuis 20 ans dresse un constat alarmant. L’organisation épaule les frontaliers dans leurs démarches juridiques, sociales et fiscales ainsi que dans leurs recherches d’emploi. A deux semaines des élections cantonales genevoises du 15 avril, Michel Charrat évoque les nombreux dossiers qui le préoccupent.
«L’ensemble des observateurs a tendance à banaliser le discours anti-frontaliers»
swissinfo.ch: A Genève, le début de la campagne en vue des élections cantonales est marqué par de nouvelles attaques contre les frontaliers. Comment vivez-vous cette situation?
Michel Charrat: On est habitué à ce que le frontalier devienne l’enjeu des élections genevoises. Toutefois, face aux propos qui peuvent être tenus sur nous, qui nous dénigrent et propagent des inexactitudes à notre sujet, nous ne sommes évidemment pas contents, en particulier lorsque nous passons deux heures dans les embouteillages pour nous rendre au travail le matin et que nous nous retrouvons derrière un tram exhibant des affiches anti-frontaliers. Cela ne peut pas mettre en bonne disposition pour aller travailler.
Avez-vous l’impression que le climat s’est dégradé pour les frontaliers à Genève?
Au fil des années, le climat est non seulement devenu de plus en plus délétère mais il est devenu la norme. Aujourd’hui, je constate une tendance de l’ensemble des observateurs à banaliser le discours anti-frontaliers. Il faut toutefois souligner que c’est surtout le milieu populiste qui anime ces campagnes; la majorité du peuple genevois ne partage pas ces opinions. Cette banalisation du discours populiste n’est pas un phénomène suisse mais mondial. Partout, on observe un retour en arrière.
«Frontaliers: stop!» et Genève d’abord», deux textes lancés respectivement par le Mouvement citoyens genevois (MCG / populiste) et l’Union démocratique du centre (UDC, droite conservatrice) réclament l’extension de la préférence cantonale au secteur privé. Ces initiatives menacent-elles les frontaliers et leurs emplois?
«La préférence indigène s’élève comme une barrière pour empêcher les frontaliers de revenir sur le marché suisse.»
C’est une menace importante mais le MCG et l’UDC tirent ainsi une balle dans le pied de la Suisse. Ils ne sont pas dans la réalité du terrain; les entreprises helvétiques ne peuvent pas se passer de la main-d’œuvre frontalière. Si les quelque 100’000 frontaliers de Genève décidaient de ne pas venir travailler demain, quelle enseigne serait en mesure d’ouvrir à Genève? Ce serait difficile, que ce soit pour les hôpitaux, les cliniques, les transports ou encore les usines qui fabriquent le «Swiss made».
A l’époque, la Suisse utilisait des travailleurs saisonniers. Ce statut n’existe plus. Malheureusement, le frontalier a désormais tendance à remplacer le saisonnier, en se voyant attribuer des contrats à durée déterminée.
«On est entré dans une période de crise sous-jacente que je n’ai jamais connue par le passé.»
Dans la même ligne, la «préférence indigène light» entrera en vigueur dès le 1er juillet 2018, dans le cadre de l’application de l’initiative «Contre l’immigration de masse». Encore une source de préoccupation pour les frontaliers?
Ce système n’est pas compatible avec les accords bilatéraux. Je pourrais encore l’accepter s’il s’agissait de réintégrer les chômeurs résidents mais encore faudrait-il traiter les frontaliers au chômage de la même façon. La préférence indigène s’élève comme une barrière pour les empêcher de revenir sur le marché suisse.
La seule chose qui peut renverser la vapeur est la force économique de la Suisse, qui démontrera aux privés qu’ils ont besoin des frontaliers malgré les obligations que leur impose ce système. Si la Suisse continue sur cette voie, elle va encourager des délocalisations d’entreprises. Si le pays va trop loin, c’est l’économie suisse qui en subira les conséquences, ainsi que l’ensemble du peuple.
Les enfants de frontaliers qui résident en France ne pourront bientôt plus être scolarisés à Genève. Quel regard le GTE porte-t-il sur cette décision du gouvernement genevois?
Je suis complètement scandalisé. Comment la Suisse peut-elle rejeter ses propres enfants? 84% des élèves scolarisés à Genève qui résident en France ont le passeport suisse. Cette décision est inacceptable et va créer des difficultés immédiates. Côté français, en Haute-Savoie, 1200 nouveaux résidents s’installent chaque année, ce qui fait exploser le nombre de constructions et surcharge les écoles. La Suisse veut faire gérer aux voisins ses propres problèmes.
Comment apaiser les tensions entre la Suisse et la France dans le dossier des frontaliers?
On est entré dans une période de crise sous-jacente que je n’ai jamais connue par le passé. Pour changer la donne, il faudrait, d’une part, la même volonté politique des deux côtés de la frontière. D’autre part, le climat doit changer. Si nous voulons voir émerger des principes de cohésion sociale sur ce territoire, il faut que les populations se rapprochent au lieu de se cliver. Certains partis font malheureusement tout pour diviser. C’est le danger.
Une campagne alimentée par le rejet des frontaliers?
Pour le politologue Pascal SciariniLien externe, les affiches anti-frontaliers qui parsèment Genève et ses trams ne signifient pas forcément que ce thème est porteur pour les élections cantonalesLien externe du 15 avril prochain.
«Je n’ai pas l’impression que ce thème est aussi dominant que par le passé», dit-il. Pour le Mouvement citoyens genevois (MCG / populiste), les frontaliers restent naturellement le fond de commerce prioritaire, estime ce professeur de science politique à l’Université de Genève. Mais cette question est secondaire au sein des autres partis, y compris pour Genève en marche, une formation dissidente du MCG lancée par le fondateur du MCG Eric Stauffer: «Ce parti doit en effet se distinguer pour espérer récolter des voix et ne pas faire le jeu du MCG.»
Du coté des électeurs, cette thématique semble avoir perdu de son acuité, selon le politologue, puisque le MCG a placé il y a 4 ans un de ses représentants – Mauro Poggia – au Conseil d’Etat, le gouvernement cantonal. Un magistrat qui a introduit la préférence cantonale pour l’emploi dans les services de l’Etat. «Ce qui coupe l’herbe sous les pieds du MCG. L’UDC aborde indirectement le sujet en pointant le Grand Genève (un projetLien externe qui associe la France voisine). Mais leurs propositions vont au-delà de la question des frontaliers. Eux aussi doivent se démarquer du MCG», relève Pascal Sciarini.
Et de conclure: «L’électorat populiste de droite a le choix entre trois formations politiques. Elles risquent de se cannibaliser lors de ces élections, puisque la base électorale de ces trois partis nationalistes et conservateurs tourne autour de 30% au maximum. Il y a donc a priori peu de marge de progression. L’une ou l’autre de ces formations pourrait donc ne pas figurer dans le parlement nouvellement élu.»
Frédéric Burnand, Genève
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