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Letícia Vargas Bento: «Au Brésil, nous n’avons pas réussi à faire émerger de nouvelles personnalités politiques»

Brasilianische Flaggen an einer Demonstration
Les partisans-es de Jair Bolsonaro célèbrent sa victoire à la présidentielle d'octobre 2018. Selon les sondages, cette année, c'est l'ex-président Lula qui est en tête. Keystone / Antonio Lacerda

La campagne électorale brésilienne bat son plein. Les deux adversaires, Jair Bolsonaro et Lula, ne pourraient guère être plus différents. Le point sur cette polarisation avec Letícia Vargas Bento, doctorante à l'Université de St-Gall.

SWI swissinfo.ch: Le premier tour des élections pour la présidence brésilienne aura lieu le 2 octobre. Quelle est l’ambiance dans le pays?

Letícia Vargas Bento: Les gens sont fatigués, ils n’en peuvent plus. Nous vivons depuis 2016 dans une situation de forte polarisation, qui avait en fait déjà commencé en 2013 avec les grandes manifestations contre la Coupe du Monde. Depuis longtemps règne le sentiment que notre démocratie est menacée et que quelque chose peut arriver à tout moment. C’est comme un sentiment diffus d’insécurité.

Dans les années 2000, nous regardions encore l’avenir avec optimisme. Aujourd’hui la pauvreté et l’insécurité règnent à nouveau, il y a des personnes qui souffrent de la faim. Même la campagne électorale est fatigante, les gens aspirent simplement à la sécurité et à de meilleures conditions de vie.

Letícia Vargas Bento prépare à l’université de Saint-Gall une thèse de doctorat sur l’«Impact Investing» au Brésil (investissements réalisés pour générer, en plus de l’argent, un impact social et environnemental positif et mesurable). Elle travaille aussi au «Centro Latinoamericano-Suizo de la Universidad de San Gallen». Auparavant, elle a travaillé pour le gouvernement fédéral de l’État de Minas Gerais au Brésil.

Leticia Vargas Bento
Leticia Vargas Bento. zVg

On craint des débordements après les élections. Comment se porte la démocratie dans le pays?

Cette crainte est là même pendant la campagne électorale. Je veux croire que notre démocratie et nos institutions sont suffisamment solides pour contenir les dangers mais il faut dire la vérité: je ne le sais pas.

Jair Bolsonaro, le président en exercice, sème le doute sur le système électoral, répand des rumeurs, parle de manipulations alors qu’il n’y a aucun indice en ce sens. Cela crée un climat oppressant, un sentiment que quelque chose de dangereux rôde.

Jair Bolsonaro attaque les autorités électorales, les tribunaux, critique les institutions. Dans quelle mesure copie-t-il Donald Trump?

Il admire Trump, il ne s’en est jamais caché. Bolsonaro s’est toujours exprimé positivement sur son style et il a tout fait pour que le public s’en rende compte. Mais il n’y a pas que lui: sa famille entière participe et se mêle des affaires gouvernementales, comme le faisait la famille de Trump.

Il y a des parallèles: tous deux sont des politiciens d’extrême droite, qui semblent être arrivés au pouvoir par la petite porte. Comment cela a-t-il été possible?

Cela a été une surprise, également au Brésil. Encore peu de temps avant son élection à la présidence, il semblait peu probable qu’un tel politicien puisse accéder à la plus haute fonction du pays.

Il n’y a certainement pas de réponse simple à cette question. Comme pour Trump, de grandes contradictions apparaissent dans la personne de Bolsonaro: il se présente comme incorruptible, mais il traîne de nombreux scandales de corruption derrière lui. Il vante les valeurs conservatrices et l’image traditionnelle de la famille, mais il en est à son troisième mariage et il a poussé une ex-femme à avorter. Ce sont des choses que ses partisans font semblant de ne pas voir. Et dans l’autre camp, on joue aussi le jeu de la polarisation. On traite Bolsonaro et ses partisans de fascistes.

Mais ce n’est pas aussi simple. Je pense que nous sommes arrivés à un point où des groupes perdent leurs privilèges et ils ont réagi en élisant un Bolsonaro. Le féminisme politique défie la culture machiste du pays, il y a des quotas pour les Brésiliens noirs dans les universités, etc. La société brésilienne a toujours eu une conscience de classe et maintenant, les anciennes élites voient leurs privilèges s’éroder.

Une réaction à l’extension de l’inclusion politique?

Exactement. Une partie remonte aux grands programmes sociaux mis en place sous Lula. Mais c’est aussi lié à des courants mondiaux, au féminisme, au recul de la religiosité, aux débats sur le racisme. Ce n’est pas spécifiquement brésilien.

Comment évaluez-vous le rôle des églises évangéliques, qui ont toujours plus d’influence au Brésil?

Le catholicisme a fortement reculé au cours des trois dernières décennies; je pense qu’aujourd’hui, environ un tiers de la population appartient à une église évangélique. Rien qu’en nombre, elles sont donc devenues très fortes. Et elles sont effectivement très actives sur le plan politique, elles agissent avec une stratégie et ont un fort réseau international – pas seulement aux États-Unis et en Amérique latine, mais aussi en Afrique.

Elles véhiculent une vision du monde très conservatrice, se considèrent en lutte contre les forces progressistes et sont donc des alliées de Bolsonaro. Leur base ne soutient peut-être pas Bolsonaro sans réserve, il y a là trop de gens divers pour cela. Mais leurs leaders, oui. Les évangélistes sont donc très importants comme segment électoral.

Lula est désormais de retour. Qu’est-ce que cela dit du Brésil?

Que nous n’avons pas réussi, en tant que société, à faire émerger de nouvelles personnalités ayant le charisme et la popularité de l’ancien Lula. Beaucoup de ceux qui voteront pour lui cette année le feront pour écarter Bolsonaro, pas parce qu’ils soutiennent Lula sans réserve.

Bien sûr, Lula se nourrit du passé. Sous Lula, le Brésil avait un autre statut, le pays était perçu positivement dans le monde entier. Nous sommes nostalgiques, nous regrettons le bon vieux temps. Lula rappelle aux gens comment c’était à l’époque: on pouvait être fier du Brésil. Aujourd’hui, on ne le peut plus.

Mais Lula n’est-il pas aussi responsable de la polarisation? Les grands scandales de corruption sous son gouvernement ont rendu beaucoup de gens amers et les ont poussés dans les bras de Bolsonaro, non?

Bien sûr. Mais le problème de la corruption au Brésil, c’est qu’on peut la traiter de manière très différente. La corruption existait sous Lula, elle existe aussi sous Bolsonaro. Qu’est-ce qui les différencie maintenant? Lorsque le Parti des travailleurs de Lula était au pouvoir, il y avait tout de même des enquêtes, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Incendies, défrichements et coupes de bois illégales: la situation en Amazonie fait les gros titres à l’étranger. Quel rôle joue-t-elle dans la campagne électorale?

Un rôle mineur. À moins que l’on soit originaire d’Amazonie, le sujet ne nous touche guère au quotidien. Les jeunes sont encore assez préoccupés par la durabilité et la protection de l’environnement, mais les problèmes sont très importants dans tout le pays. Les incertitudes économiques rendent la vie difficile et la plupart des gens perçoivent l’Amazonie comme éloignée de leur quotidien.

Ce que le gouvernement actuel ne comprend pas, c’est justement l’importance internationale de l’Amazonie: 80% de celle-ci se trouve au Brésil, mais ce qui s’y passe a des répercussions sur le monde entier. C’est un problème général: à l’époque, le Parti des travailleurs agissait de manière méthodique, lançait de grands projets sociaux et avait des objectifs à long terme pour le pays. On peut être d’accord ou non avec ces objectifs, mais ils avaient au moins une vision. Ce n’est plus le cas sous Bolsonaro – il n’y a plus de stratégie, plus d’objectifs clairs, si ce n’est un retour à la situation telle qu’elle était avant.

Vous êtes chercheuse en impact investing. Comment cela se présente-t-il au Brésil?

L’impact investing, ce sont les investissements qui ne visent pas seulement un rendement financier, mais aussi un impact social ou environnemental positif. Ces dernières années, ce type d’investissement éthique a connu une forte croissance, y compris au Brésil. Il est très intéressant de voir comment une approche capitaliste classique peut déclencher des impulsions en matière de politique de développement. Et cela même dans un pays sujet aux crises, comme le Brésil.

La Suisse joue un rôle de premier plan dans ce domaine; selon des estimations, un tiers de tous les investissements de ce type dans le monde entier sont gérés à partir d’ici. Je m’attends à ce que les investissements suisses au Brésil augmentent à l’avenir, car le pays reste attractif à cet égard malgré tous les problèmes.

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