«Le Gothard est un symbole d’ouverture»
Personne en Suisse n’en sait autant sur l’histoire du Saint-Gothard que l’écrivain alémanique Peter von Matt. Dans un entretien avec la «Nordwestschweiz», il évoque le mythe du Gothard, le rôle que Bismarck a joué pour son percement et la manie suisse de creuser.
2016 est l’année du Gothard. Ouverture de la NLFA, votation sur un second tunnel routier. Aucun Suisse ne s’est autant intéressé à ce col que l’écrivain et professeur de littérature Peter von Matt. Parce qu’il préfère donner ses interviews par écrit, notre journal a fait une exception et mené cet entretienLien externe par e-mail.
Monsieur von Matt, vous parlez du Saint-Gothard comme du «Sinaï suisse». Qu’entendez-vous par là?
Il fait partie de l’imagerie politique d’une Suisse idéale et figure, depuis le 18e siècle au moins, au rang des symboles nationaux. Au 19e siècle surtout, les États nationaux d’Europe ont cherché à se singulariser en produisant des symboles nationaux, parfois de manière frénétique.
Qu’a fait la Suisse?
Elle aussi s’est parée de nombreux monuments héroïques. En parallèle, il y a eu les lieux chargés d’une force symbolique analogue. Le Rütli, le Gothard, le champ de la bataille de Sempach, le chemin creux. Ce dernier a même été réaménagé plus tard pour qu’il ressemble ce qu’on imaginait qu’il devait avoir été dans l’histoire de Guillaume Tell. Et comme pour tout en Suisse, il y avait aussi une dimension économique. Symboles nationaux et tourisme ont toujours fait bon ménage.
La montagne elle-même n’est ni belle ni haute. Comment a-t-elle pu devenir un symbole national?
Ce n’est même pas une montagne, c’est un col. Mais au 18e siècle déjà, l’idée qui a été déterminante pour le Gothard a été de voir en lui le lieu où tous les grands fleuves d’Europe prenaient leur source, autrement dit le cœur d’où venait le sang qui irriguait le continent.
Ce qui est faux…
Géographiquement, c’est à peu près vrai pour la Reuss et le Tessin, même si ce dernier vient essentiellement du Val Bedretto, donc du Nufenen. Le Rhône vient pour sa part de la Furka et du Grimsel, le Rhin prend sa source aux Grisons et l’Inn, qui se jette dans le Danube, naît en Engadine. Mais la vision d’un cœur unique au Gothard était si forte, également chez les auteurs étrangers, que l’on s’est représenté cette prétendue montagne comme un haut massif pierreux d’où l’eau jaillissait en direction de tous les points cardinaux.
D’autres variantes ont été envisagées avant la construction du premier tunnel du Gothard, notamment le Splügen. C’est aussi pourquoi mon chef, qui vient des Grisons, ne l’aime toujours pas.
Votre chef a parfaitement raison. Le Splügen constituait la seconde variante et il y a eu des discussions enragées autour de ces tracés.
Pourquoi a-t-on choisi le Gothard?
Le tunnel à travers les Alpes était un projet européen. L’Allemagne, l’Italie et la Suisse l’ont planifié et l’ont financé ensemble. À l’époque, l’Allemagne, ou plus précisément la Prusse, était alliée à l’Italie. Contre la France. C’est pourquoi Bismarck, le futur chancelier du Reich alors ministre-président de la Prusse, voulait une liaison directe entre les deux pays. Et c’est lui qui a fait pencher la décision en faveur du Gothard. Pas parce qu’il le préférait au Splügen, mais la querelle entre les partisans des deux tracés menaçait d’empêcher le percement d’un tunnel quel qu’il soit, a-t-il expliqué le 26 mai 1870 devant le Parlement prussien.
Qu’est-il advenu des participations italiennes et prussiennes?
La Suisse les a rachetées quelques décennies plus tard. Une fois l’ouvrage complété, tous les ouvriers qui avaient survécu ont reçu une médaille ornée des armoiries allemandes, italiennes et suisses sous lesquelles on pouvait lire en latin: «avec nos forces unies». Mais nous avons soigneusement oublié que nous ne l’avons pas réalisé seuls. Nous avons oublié aussi d’ailleurs que la plus grande partie des ouvriers étaient italiens.
Dans votre recueil d’essais «La poste du Gothard ou les états d’âme d’une nationLien externe», vous parlez d’une Suisse à deux visages, l’un tourné vers l’arrière et l’autre vers l’avant, soulignant que cette combinaison entre foi dans le progrès et conservatisme est une des particularités de ce pays. Est-ce que le Gothard est un mythe pour les conservateurs ou pour les libéraux?
Je hais l’utilisation du terme «mythe» dans un contexte politique. Il est devenu aujourd’hui un mot fourre-tout utilisé à n’importe quelle sauce. Le Gothard en tant que col et le Gothard en tant que tunnel sont deux symboles nationaux de natures très différentes. En tant que col, il est aujourd’hui encore considéré comme le cœur de la Suisse par certains politiciens jouant sur les sentiments. En tant que tunnel, donc comme système de galeries, il est la réalisation la plus brillante de l’histoire de la technologie suisse. Et en ce sens, il incarne non seulement l’engagement progressiste de la Suisse, mais aussi la volonté qu’elle a très tôt manifestée de collaborer à l’échelle européenne.
Pouvez-vous être plus précis?
La Suisse n’a pu survivre dans l’histoire que comme gardienne des cols alpins et en s’assurant que ces voies de passage restaient ouvertes pour tous, les grandes puissances n’étant, entre elles, pas disposées à en céder le contrôle. C’est la raison principale de l’intérêt qu’elles ont porté à notre pays, de Napoléon à Bismarck, en passant par le Congrès de Vienne. La Suisse l’a bien compris et elle s’est toujours consciencieusement acquittée de cette tâche. Pour son propre bien. Hitler lui-même a pu utiliser jusqu’à la fin la ligne du Gothard pour des transports en wagons scellés. Le Gothard est une espèce de masse symbolique dans laquelle chacun prend ce qui l’arrange.
Le Gothard est aussi au cœur du Réduit national.
La stratégie du Réduit mise en place par le général Guisan est aujourd’hui encore controversée. Pourtant, rétrospectivement, il est difficile d’affirmer tout simplement qu’elle était fausse. Le général savait que la Suisse ne pourrait pas défendre longtemps ses frontières, mais qu’une conquête des Alpes rendrait les cols impraticables pour longtemps. Tous les ponts de l’espace alpin étaient minés. S’il ne pouvait pas empêcher que l’Allemagne et l’Italie envahissent la Suisse, il pouvait s’assurer que cela n’en vaille pas la peine pour elles. C’était un risque, en particulier parce qu’Hitler prenait souvent des décisions irrationnelles. Mais l’Allemagne avait aussi besoin de la Suisse pour ses banques, ses armes, le nid d’espions international qu’elle abritait et les contacts politiques secrets qu’elle pouvait y nouer. C’est pourquoi nous avons fini par nous en sortir.
D’où vient cette manie de creuser en Suisse?
Toute culture, qu’on parle de technique ou d’art, est marquée par la géographie du pays où elle se développe. Là où il y a des montagnes, il y a des parois rocheuses et des gorges. Il faut donc creuser et il faut aussi construire des ponts.
Des ponts? En Suisse, ce sont les tunnels que nous célébrons.
Les ponts et la technologie pour les construire sont aussi importants que les tunnels dans l’histoire de notre culture. Le Gothard lui-même a été pendant des siècles une affaire de ponts et non de tunnels. La légende du Pont du Diable en témoigne et nous pouvons le constater aujourd’hui encore en voyant les ouvrages construits dans les gorges de Schöllenen. Il faut aussi penser à ceux qui ont bâti les ponts quand nous célébrons ceux qui percent les tunnels. Les Suisses ont construit des ponts dans le monde entier. En fait, le Gothard est aussi exemplaire pour la construction des ponts que pour le percement des tunnels, ce qui nous ramène à sa masse symbolique.
Si tout le monde trouve son bonheur dans cette masse, le Gothard doit vraiment jouer un rôle central pour la Suisse…
Il faut veiller à ne pas voir dans le Gothard le seul élément d’envergure à la fois technique et politique de la Suisse. En tant que col, il n’est pas très ancien. Les cols les plus importants de Suisse étaient déjà utilisés par les Romains qui les ont découverts, que ce soient ceux des Grisons ou du Valais, en connexion avec le Grimsel, la Furka et le Brünig. Notre culture vient des Romains. Les Germains n’ont rien inventé d’autre que les pantalons et la bière. Nous sommes bien plus des Romains que des Germains ou des Alamans.
À quoi le voit-on?
Les Romains nous ont apporté la culture de la vigne, la construction des routes, les maisons avec de véritables murs, les toits de tuiles, le droit romain, la grammaire et une technologie très développée. Même le fromage nous vient des Romains, comme son nom le montre. Cette culture est arrivée par les cols grisons et s’est répandue par le lac de Walenstadt et celui de Zurich. Dans ces temps-là et pour longtemps encore, les gorges de Schöllenen étaient impraticables.
À l’époque de la construction du premier tunnel du Gothard (1872), l’historien de la culture Jacob Burkhardt a introduit le concept de «processus accélérés», que l’on peut traduire aujourd’hui par globalisation. Est-ce que le Gothard a favorisé la globalisation?
Si on oublie les obsessions actuelles et qu’on ne ramène pas tout à la Suisse, il est évident que, en matière de communications, le Gothard a constitué dès son ouverture un évènement à l’échelle du continent. Il a été non seulement une voie commerciale vers l’Italie et la route qui a permis l’exportation d’innombrables mercenaires suisses, mais aussi une porte ouverte pour la culture italienne et la pensée humaniste. Les paysans de Suisse centrale ont de tout temps fait du commerce avec la Lombardie et le Piémont, comme les Romands l’ont fait avec la Bourgogne et la France, et les Zurichois avec l’Alsace et le sud de l’Allemagne. Le Gothard a été et reste un élément important dans la relation de la Suisse avec le monde. Il est un symbole de notre ouverture.
Et pour vous, que représente le Gothard?
J’ai été soldat dans un bataillon de fusiliers de montagne et j’ai fait la plupart de mes cours de répétition dans la région du Gothard. C’est pourquoi je pose sur elle un regard sans complaisance. Vous vous faites une autre idée de la majesté des Alpes quand vous avez marché des jours et des nuits dans les éboulis, avec presque rien d’autre à boire que l’eau des flaques parce que la meilleure armée du monde n’était pas en mesure de fournir de l’eau potable à ses soldats. Je ne tiendrais jamais au Gothard un discours sur le cœur de la Suisse. Ce sont les gens qui voient les Alpes de loin depuis leurs confortables villas qui montent là-haut pour y pérorer en toute solennité.
Le Gothard n’existerait pas sans Alfred Escher, le fondateur du Crédit suisse…
Il a non seulement mis en œuvre l’ouvrage, mais il a aussi donné une impulsion déterminante au développement des chemins de fer dans le reste de la Suisse. Pour lui toutefois, le Gothard a tourné à la tragédie en raison des dépassements de coûts – onze pourcents, ce qui aujourd’hui est plutôt la règle. Il en a été tenu responsable et il n’a même pas été invité aux célébrations marquant l’achèvement du percement de la galerie. Pendant longtemps, il avait exercé un pouvoir presque sans limites, ce qui lui a aussi valu des ennemis. L’un des plus sournois a été son beau-fils qui a également poussé sa fille au suicide.
(Traduction de l’allemand: Olivier Hüther)
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