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Heini Stucki, un monde en voie de disparition dans l’objectif

Heini Stucki
«La photographie permet de saisir une autre réalité», affirme le photographe biennois Heini Stucki. Daniel Rihs / 13 Photo

D’abord est né l’amour de la nature, puis celui de la photographie pour la sauvegarder. Heini Stucki a passé plusieurs décennies à parcourir le Grand-Marais suisse pour y capturer visages et paysages d’un monde qui s’éteignait. À 70 ans, le photographe écologiste de la première heure nous ouvre les portes de son monde.  

En pénétrant dans l’univers d’Heini Stucki, on amorce un voyage dans le temps. La porte d’entrée de l’ancienne bâtisse de la vieille ville de Bienne s’ouvre sur un long couloir, le sol en bois craque sous nos pas, rien ne semble avoir été modifié depuis la construction du bâtiment. Un étroit escalier en colimaçon nous mène dans le repère de l’artiste. Sa demeure, son atelier, son bureau et son laboratoire, toute sa vie est rassemblée ici, dans un joyeux chaos.

Longue chevelure blanche et barbe broussailleuse, à 70 ans Heini Stucki reste un anticonformiste. Lorsqu’il raconte sa longue carrière de photographe, ses yeux scintillent, laissant transparaitre une âme de rebelle dissimulée derrière un ton calme et des gestes lents.

Un vieil appareil photos
Heini Stucki ne s’est pas séparé de son ancien appareil photo. Daniel Rihs / 13 Photo


Fièrement, il nous montre sa dernière prise: le cliché d’un Flambé, un magnifique papillon aux ailes zébrées, menacé de disparition. «J’ai enfin réussi à le photographier», dit-il. La photographie lui permet d’immortaliser ce qui pourrait à jamais s’en aller, de préserver ce qui est fragile ou éphémère.

Né en 1949 à Berne, Heini Stucki a grandi à Anet, petit village du Seeland (ou Grand-Marais pour les francophones) situé au pied de la chaîne du Jura, au nord-ouest de la Suisse. Sa mère lui transmet son amour pour la nature, son père, juriste, sa passion pour la photographie. «J’ai commencé à emprunter l’appareil photo de mon père pour parcourir la région», se souvient-il.

Au gymnase (lycée), l’étude des sciences naturelles ne le séduit pas. Le jeune homme préfère exprimer son amour pour la nature à travers les clichés qu’il prend durant son temps libre. En 1969, il entre à l’école de photographie de Vevey. «Les cours étaient très techniques et centrés sur la photographie commerciale. Je savais que je ne ferais jamais cela», raconte-t-il. Un enseignement qui n’est pas compatible avec les valeurs d’Heini Stucki. Six mois avant la fin du cursus, il décide d’arrêter ses études. «On me disait que j’étais fou et que je ne réussirais jamais», note-t-il.

Les visages

Tout en travaillant comme garde-forestier, Heini Stucki continue à documenter la vie du Seeland. Il capture des visages, ceux des habitants d’Anet. Il tire le portrait du forgeron, du cordonnier ou encore du chasseur de campagnols. «Des personnages d’un monde qui était en train de disparaître», commente le photographe. Heini Stucki a ainsi sauvé de l’oubli des images qui font aujourd’hui partie d’un temps révolu. Un travail auquel il doit sa notoriété grâce à leur publication dans le renommé magazine alémanique «du»Lien externe. «Cette publication m’a fait connaître et a compensé le fait que je n’avais pas eu mon diplôme de l’école de photographie», affirme-t-il.

Les commandes commencent à se succéder, mais le photographe préfère renoncer à certains mandats plutôt que de trahir ses engagements. «Un jour, on m’a demandé de faire des photos d’une centrale nucléaire. J’ai évidemment refusé», dit-il. Libre penseur, il met aussi fin à sa collaboration avec un fabricant de biscuits, qui voulait lui imposer un cadre de travail trop restrictif. «Le directeur ne voulait pas que je photographie les ouvriers et voulait que les lieux soient rangés avant de prendre des photos», détaille-t-il.

La volonté de ne pas se plier aux exigences des clients contraint le photographe, sa femme et ses deux enfants, nés en 1975 et 1976, à vivre chichement. «Nous arrivions tout juste à boucler les fins de mois», reconnaît-il. Pour compléter ses revenus, il donne des cours de photographie liés à la découverte de la nature, dans une école. «Nous allions faire des photos dans les marais, près des étangs, et je montrais les animaux qui vivaient là aux enfants», raconte-t-il.

La nature

Heini Stucki a mis son art au service de la nature. Ses images parlent entre autres de l’asphalte qui gagne du terrain sur les espaces verts. «Je voulais montrer aux gens les magnifiques endroits naturels qui allaient être détruits», dit-il. Écologiste de la première heure, le photographe n’hésite pas à défendre ses idées, quitte à s’attirer les foudres de certains. «J’étais devenu l’ennemi public numéro un pour les paysans qui voulaient produire à l’aide de grandes machines et de pesticides», relève-t-il.

«Je voulais montrer aux gens les magnifiques endroits naturels qui allaient être détruits»

Heini Stucki, photographe

Son engagement n’est pas seulement artistique. Il participe aux balbutiements du mouvement écologiste suisse, dans les années 1970. Il rédige des articles, participe aux manifestations contre le nucléaire. Aujourd’hui, il observe avec satisfaction la mobilisation des jeunes pour le climat. «Lorsque j’étais jeune, je me sentais seul dans mon combat. Je suis touché de voir qu’aujourd’hui la jeunesse se mobilise en masse pour défendre la cause environnementale.»

Le rêve

Au deuxième étage de son appartement, nous découvrons la chambre noire improvisée dans laquelle le photographe a développé nombre de ses clichés. Dans la pièce d’à côté, nous trouvons les archives de plus de 40 ans de carrière, disposées dans des cartons. «Une partie a déjà été numérisée», dit-il. Heini Stucki ouvre une boîte, dévoilant de nombreux visages et autant d’histoires de gens ordinaires qu’il a rendus immortels. «Heini Stucki n’est jamais un observateur distant, indifférent. Sur la plupart de ses photos, des gens nous regardent. Il n’assiste pas de loin à des histoires anonymes», écrit, dans une monographie consacrée à son œuvre, l’historien de l’art Andreas Meier.

livres
L’appartement-atelier d’Heini Stucki recèle de nombreux trésors. Daniel Rihs / 13 Photo

Heini Stucki cherche partout des traces de vie, à travers son objectif, lorsqu’il fait de la prospection pour l’archéologie en parcourant les champs de la région ou plus subtilement lorsqu’il collectionne les rêves. Sur la photo qu’il tient dans la main, deux silhouettes mystérieuses marchent sur une plage de galets. L’image représente un rêve nocturne du photographe. «La photographie permet de saisir une autre réalité», estime ce dernier.

L’artiste a fait certaines concessions à la modernité. Au fil des années, il est passé du noir et blanc à la couleur, de l’analogique au numérique. Il parcourt désormais les ruelles du petit village français de Cemboing. Mandaté par les autorités, il portraitise les habitants de la petite commune de la région Bourgogne-Franche-Comté, dont le nombre ne cesse de diminuer. «Le village se meurt: il n’y a plus de magasin ni de restaurant et une partie des maisons sont vides», constate-t-il.

Le photographe se fait ainsi à nouveau témoin d’une vie rurale, menacée de disparition.  

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