La Suisse profite-t-elle vraiment des accords bilatéraux avec l’UE?
Depuis plusieurs mois, partisans et détracteurs de la voie bilatérale s’affrontent à coups d’études économiques pour tenter d’influencer le débat sur la mise en œuvre de l’initiative dite «contre l’immigration de masse». Si le camp libéral juge ces accords cruciaux pour l’économie suisse, les milieux isolationnistes estiment que la Confédération ne se porterait pas moins bien sans eux. La réalité est certainement plus nuancée.
«Celui qui minimise l’importance des accords bilatéraux joue en toute conscience avec le feu», avertissait l’an dernier le ministre de l’Economie Johann Schneider-Ammann. A l’inverse, Christoph Blocher, le chef de fil historique de la droite conservatrice et souverainiste helvétique, ne cesse depuis l’acceptation de l’initiative «contre l’immigration de masse» en février 2014 de minimiser la portée de ces accords, dont le premier paquet (bilatérales I) est entré en vigueur en 2002. «La Suisse ne s’effondrerait pas sans ces soi-disant accords bilatéraux», déclarait-il encore il y a peu de temps sur sa chaîne de télévision privée, Teleblocher.
Qui croire alors? De nombreux économistes ont tenté de déterminer ces derniers mois quels effets réels ces accords ont eu ou sont susceptibles d’avoir sur la croissance de la Suisse. Le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), placé sous la tutelle de Johann Schneider-Ammann, estime qu’en cas d’extinction des bilatérales I, le Produit intérieur brut de ces 20 prochaines années (PIB) serait grevé de 460 à 630 milliards de francs. En d’autres mots, il en coûterait près d’une année de revenus actuels à l’économie suisse, selon le rapportLien externe du SECO, qui s’appuie sur deux études des instituts de recherche BAKBASEL et Ecoplan.
A elle seule, la résiliation de l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) et le retour aux contingents tel que prôné par l’UDC entraînerait d’ici 2035 une diminution du PIB de l’ordre de 3 à 4,5%. L’impact de la résiliation des six autres accords (obstacles techniques au commerce, marchés publics, agriculture, transports terrestres, transport aérien, recherche) sur l’ensemble de l’économie serait plus restreint mais les secteurs concernés, à l’instar de celui de la recherche, «seraient lourdement impactés», souligne le SECO.
Les grandes entreprises, les PME, les consommateurs mais aussi la classe moyenne: tous ont profité des accords bilatéraux, estime pour sa part Avenir Suisse, un laboratoire d’idées d’inspiration libérale, dans une autre étudeLien externe. economiesuisse, la fédération des entreprises helvétiques, a de son côté calculéLien externe que la croissance par habitant entre 2002 et 2014 aurait été inférieure de 5,7% sans les accords bilatéraux. Autrement dit, chaque habitant gagnerait aujourd’hui 4400 francs de moins par an en moyenne.
Des résultats très variables
Cette multiplication des études censées démontrer les bienfaits des accords bilatéraux n’est pas le fruit du hasard. La part des sceptiques face à ce qui était longtemps considérée comme la «voie royale» par le Conseil fédéral après l’échec de la votation sur l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE) en 1992 ne cesse en effet de grimper. Les partisans de la voie bilatérale restent certes en tête mais ils ont perdu 12 points en moins d’une année dans les sondages effectués par l’institut gfs.bernLien externe.
La nervosité est donc palpable du côté des autorités mais également des principales associations économiques du pays à la veille d’une probable votation qui conclura la phase de mise en œuvre de l’initiative dite «contre l’immigration de masse».
«Ces études arrivent à un moment crucial pour l’avenir de la voie bilatérale. Il n’est pas donc pas étonnant que les résultats varient très fortement selon la méthodologie employée et le point de vue de leurs auteurs» Cenni Najy, chercheur au foraus
Dans les milieux isolationnistes, la contre-attaque n’a pas tardé. Economiste et journaliste à la «Weltwoche», un hebdomadaire qui défend les thèses de l’UDC, Florian SchwabLien externe a analysé sur mandat de l’homme d’affaires tessinois Tito Tettamanti les études antérieures qui ont été réalisées à ce sujet. Sa conclusion: il n’y a aucun consensus scientifique sur un effet positif statistiquement significatif. «Ces accords ne sont pas aussi existentiels qu’on le dit pour l’économie suisse. Ils pourraient par ailleurs être compensés par d’autres mesures de politique économique», affirme-t-il.
«Ces études arrivent à un moment crucial pour l’avenir de la voie bilatérale. Il n’est donc pas étonnant que les résultats varient très fortement selon la méthodologie employée et le point de vue de leurs auteurs», constate Cenni Najy, chercheur auprès du forausLien externe, un groupe de réflexion sur la politique extérieure de la Suisse.
Quel modèle de croissance?
Une chose est sûre: le consensus très largement partagé sur les avantages de la voie bilatérale lors de la première votation du 21 mai 2000 – l’UDC n’avait pas soutenu activement le référendum – s’effrite peu à peu. En cause notamment, outre un euroscepticisme croissant au sein de la population, des effets négatifs liés à l’immigration et à la croissance économique plus importants que prévus ou alors mal anticipés par les pouvoirs publics: sous-enchère salariale, hausse du prix de l’immobilier dans certaines régions du pays, routes surchargées et trains bondés, etc.
«La plupart des études se contentent d’analyser froidement l’impact positif des accords bilatéraux sur le PIB ou la flexibilisation du marché du travail. Les effets négatifs, comme la pression que fait peser la forte immigration de ces dernières années sur les infrastructures ou le dumping salarial et social, sont eux peu pris en compte», relève Cenni Najy.
La grogne monte au sein des syndicats
Les directions des principaux syndicats suisses continuent de soutenir officiellement les accords bilatéraux avec l’Union européenne, tout en réclamant des mesures beaucoup plus fortes pour lutter contre la sous-enchère salariale. Mais le décalage avec la base est de plus en plus perceptible.
«Une grande partie des syndiqués croit désormais qu’il vaut mieux pour eux protéger les frontières que de tenter de protéger leurs conditions salariales. S’il n’y a pas une forte action syndicale, le prochain vote européen sera un échec», estimait récemment Alessandro Pelizzari, responsable du syndicat UNIA à Genève, dans les colonnes du Temps.
En acceptant de justesse l’initiative «contre l’immigration de masse», une majorité des Suisses ont pourtant voulu lancer un signal aux autorités afin qu’elles prennent mieux en compte leurs préoccupations, selon Cenni Najy. «Mais aujourd’hui encore, la classe politique, particulièrement au niveau cantonal, continue de sous-estimer les problèmes. Depuis le 9 février 2014, on discute de quotas d’immigration ou de préférence nationale, mais la question centrale du modèle de croissance souhaité n’est jamais abordée. Pourtant, si l’on veut mettre un frein à l’immigration, il faudra d’abord diminuer l’attractivité de notre pays. Or, aujourd’hui, beaucoup de cantons continuent de pratiquer une politique fiscale agressive afin d’attirer des multinationales étrangères et le personnel expatrié qui va avec».
Attention aux effets plus larges
Professeur de géographie politique à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Jacques LévyLien externe émet lui aussi des réserves sur ces études économiques qui tentent de jauger au franc près les effets d’une politique dont les impacts globaux sont difficiles à quantifier. Il met toutefois en garde contre la tentation du repli, qui n’a selon lui jamais souri à aucune nation. «Tous les exemples de fermeture d’un pays ou d’une région au reste du monde depuis le début du 20e siècle se sont traduits par de graves problèmes de développement. Cela est d’autant plus vrai que nous vivons aujourd’hui dans un monde en flux», avertit-il.
A l’instar de l’ex-ministre Pascal Couchepin, de nombreuses personnalités helvétiques mettent elles aussi en garde contre les effets plus larges d’une résiliation des accords bilatéraux. «Le problème politique n’est pas mentionné [par ces études]. Une sorte de guerre économique avec l’UE serait catastrophique pour les investissements et le moral en Suisse», a-t-il déclaré dans un entretien à la chaîne de télévision SRF. D’autant plus que malgré la diversification géographique des échanges, l’UE reste, et de loin, le premier partenaire économique de la Suisse.
Aux yeux des détracteurs des bilatérales, en revanche, une telle guerre commerciale paraît invraisemblable. En premier lieu parce que la Suisse importe davantage de l’UE qu’elle n’y exporte, et que la facilitation des échanges est donc en principe à l’avantage des pays européens.
Les étapes-clé de la voie bilatérale
Le 6 décembre 1992, le peuple suisse rejette à 50,3% des voix l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE). Le Conseil fédéral gèle alors la demande d’adhésion à l’UE déposée quelques mois plus tôt et opte pour la négociation d’accords sectoriels avec Bruxelles.
Signée le 21 juin 1999, la première série d’accords bilatéraux est soumise au référendum facultatif et approuvée par 67,2% des votants le 21 mai 2000. Les sept accords entrent en vigueur le 1er juin 2002. Egalement soumise au référendum facultatif, l’extension de l’accord sur la libre circulation des personnes aux 10 nouveaux membres de l’UE est approuvée par 56% des votants le 25 septembre 2005.
Une deuxième série d’accords bilatéraux est signée le 26 octobre 2004 entre la Suisse et l’UE. Contrairement aux bilatérales I, ces 9 accords ne sont pas liés juridiquement entre eux. Ils dépassent par ailleurs le seul cadre économique et englobent des domaines tels que la sécurité, l’asile, l’environnement ou la culture. Seul l’accord d’association à l’espace Schengen/Dublin est contesté par référendum. Le 5 juin 2005, le peuple suisse approuve cet objet par 54,6% des voix.
Le 9 février 2014, le peuple suisse accepte à une courte majorité (50,3%) une initiative de l’UDC qui demande la possibilité d’imposer des quotas à l’immigration. Plus de deux ans après la votation, le gouvernement tente toujours de trouver une solution avec Bruxelles afin de ne pas mettre en péril l’accord sur la libre circulation des personnes et par ricochet tout le premier paquet d’accords bilatéraux. Rien ne devrait toutefois se débloquer avant le 23 juin, date du référendum de la Grande-Bretagne sur la sortie de l’UE.
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