Réforme fiscale mondiale: la Suisse devra s’adapter pour continuer d’attirer les multinationales
La concurrence fiscale entre les États ne va pas disparaître avec la réforme du système international de taxation des entreprises, mais elle devra se réinventer. Une évolution plutôt favorable à la Suisse.
Fin octobre, les cheffes et chefs d’États du G20 ont approuvé la réforme du système fiscal international, fruit de plus de dix ans de négociations sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’accord prévoit un taux d’imposition minimal mondial de 15% sur les bénéfices des multinationales ainsi qu’une redistribution d’une part des recettes fiscales dans les pays où les entreprises ont des activités, mais pas de siège social. Le texte a été signé par 136 pays, dont la Suisse.
Aujourd’hui, États et régions se livrent une concurrence acharnée pour attirer les multinationales sur leur territoire, en baissant leur taux d’imposition et en proposant divers avantages fiscaux. L’an dernier par exemple, alors que les essais cliniques de son vaccin contre la Covid-19 étaient encore en cours, Moderna a choisi d’installer son premier centre régional hors États-Unis dans la ville de Bâle. Un coup d’éclat pour la Suisse qui tente justement d’attirer des sociétés innovantes, notamment dans le domaine des sciences de la vie.
Un contratLien externe signé en avril dernier, dont le contenu a fuité, dévoile d’ailleurs que les versements de l’Union européenne (UE) pour les doses précommandées du vaccin Moderna ont été effectués à la filiale bâloise de la société.
Le choix de l’entreprise pharmaceutique de s’implanter à Bâle s’explique en partie par sa solide base d’investisseurs suisses et son partenariat avec la compagnie helvétique Lonza. Mais le système fiscal a aussi joué un rôle: le taux d’imposition du canton de Bâle-Ville s’élève à 13%, alors que la moyenne internationaleLien externe est d’environ 24%. De plus, les entreprises peuvent déduire les frais de recherche et bénéficient d’une taxe réduite sur les revenus des brevets.
Ces incitations fiscales ne vont pas disparaître avec la nouvelle réforme mondiale de taxation des multinationales. «Le succès majeur de cet accord est d’avoir obtenu le soutien d’un si grand nombre de pays, affirme Daniel Bunn, membre du laboratoire d’idées Tax Foundation, basé aux États-Unis. Si le projet visait à mettre fin à la concurrence fiscale, il n’aurait certainement pas réussi à convaincre aussi largement».
Les groupes industriels suisses estiment que cette réforme risque de porter un coup à la compétitivité du pays. Pourtant, les modifications et les exceptions ajoutées au texte de base, qui se sont multipliées dans les dernières semaines de négociations, sont conçues pour permettre aux petits pays riches comme la Suisse ou l’Irlande de garder leur attractivité auprès des entreprises innovantes. D’après les termes de l’accord, la Confédération aura toujours la possibilité de séduire les multinationales, mais elle devra le faire différemment.
Âpres négociations
La Suisse a longtemps été perçue comme un paradis fiscal, mais son système de taxation a connu d’importantes transformations au cours de la dernière décennie. L’abolition des privilèges fiscaux a été approuvée par le peuple en 2019, obligeant les cantons à appliquer un même taux d’imposition à toutes les entreprises. Bâle-Ville, par exemple, a ajusté son impôt en le faisant passer de 20,1% à 13%.
«À un moment donné, le pays était clairement un paradis fiscal. Il l’est aujourd’hui un peu moins», indique Daniel Bunn. Ce qui n’a pas empêché le président des États-Unis, Joe Biden, de réutiliser ce qualificatif il y a seulement quelques mois. Le taux d’imposition moyen en Suisse est actuellement de 14,9%, mais 18 des 26 cantons ont fixé leur limite en deçà. L’impôt le plus bas, 11,9%, est appliqué à Zoug, une commune de 130’000 habitants qui héberge des multinationales comme Glencore ou des filiales de grands groupes internationaux comme Johnson&Johnson et Siemens.
Les négociations autour de cette réforme du système fiscal mondial ont créé des tensions et de vives inquiétudes en Suisse. Le gouvernement a malgré tout apporté son soutienLien externe aux lignes directrices du projet en juillet dernier, en exigeant que «les intérêts des petits pays innovants soient dûment pris en compte dans la formulation finale des règles».
Martin Hess, chef de la division impôt de la fédération des multinationales Swissholdings, a confié à SWI swissinfo.ch: «Avec l’augmentation de la charge fiscale, le taux d’imposition helvétique est moins attractif. De plus, la Suisse est et restera un pays aux coûts très élevés.»
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Une analyse partagée par Dieter Wirth, responsable du service fiscal de PwC Suisse et membre du groupe de travail qui conseille le gouvernement sur la réforme de la taxation mondiale: «L’impôt n’est pas le seul facteur pris en compte, mais il reste un élément important. De plus, il est positif alors que d’autres, comme le haut niveau des salaires, sont négatifs.»
Des déductions problématiques
Des groupes comme Oxfam dénoncent en revanche les aménagements instaurés pour rassurer certains pays, car ils ont dilué les objectifs de l’accord et introduit de nombreuses brèches favorisant les nations les plus riches comme l’Irlande, Singapour et la Suisse. «Il aurait été plus acceptable de fixer un véritable seuil de 15%, réagit Christian Hallum, coordinateur des questions de politique fiscale chez Oxfam Danemark. Vers la fin des négociations, nous avons observé une prolifération d’échappatoires permettant aux entreprises de payer bien moins que 15% d’impôts. Ce plancher est trop bas et les exceptions permettant de le contourner trop nombreuses.»
L’un des problèmes est l’introduction de déductions permettant de réduire la base imposable: les entreprises pourront soustraire une partie de leur masse salariale et des biens qu’elles utilisent, par exemple les bâtiments. Cette mesure vise à différencier une véritable activité commerciale d’un simple transfert de bénéfices; il s’agit donc d’un outil positif, souligne Mona Baraké, chercheuse postdoctorale à l’Observatoire européen de la fiscalité, un centre de recherche indépendant basé à Paris.
Ces déductions auront malgré tout pour effet de diminuer la charge fiscale des multinationales. Elles profiteront à des États comme la Suisse et l’Irlande, où les entreprises possèdent des bureaux et des employés, contrairement aux juridictions pratiquant une fiscalité faible, voire nulle, comme les Îles Caïmans ou les Îles Vierges britanniques.
À mesure que les négociations sur la réforme fiscale mondiale avançaient, les déductions se sont faites plus généreuses. Dans la version de l’accord datant du mois de juillet, une entreprise pouvait déduire dans un pays donné jusqu’à 5% de la valeur de sa masse salariale et de ses actifs corporels. Dans le texte final adopté en octobre, cette part s’élève à 8% pour les salaires et à 10% pour les actifs. Une période de transition est prévue, au-delà de laquelle ces taux chuteront à 5%.
L’Observatoire européen de la fiscalité estime que les revenus fiscauxLien externe de la Suisse s’élèveront à 5,9 milliards d’euros la première année de l’application de l’accord, alors qu’ils atteindraient 7,5 milliards sans ces déductions supplémentaires. Une tendance qui pourrait être amplifiée par le niveau élevé des salaires dans le pays.
Pour l’ObservatoireLien externe, le message transmis par ces aménagements est qu’un taux d’imposition très bas peut être toléré, tant que l’entreprise comptabilise ses bénéfices dans l’État où elle déclare son capital et emploie du personnel. Par exemple, une société possédant 1 milliard d’euros d’actifs et faisant 50 millions d’euros de profit dans un pays où le taux d’imposition est de 0% pourrait continuer à ne payer aucune taxe.
Ce n’était sans doute pas l’intention de l’OCDE, mais ces déductions pourraient inciter les entreprises à transférer leurs bénéfices, relève Christian Hallum: «L’OCDE semble dire aux sociétés qu’il n’est plus dommageable de se déplacer dans une juridiction à faible taux d’imposition, tant qu’une présence locale est maintenue». Le représentant d’Oxfam soutient que ce mécanisme pourrait désavantager les pays les plus pauvres, qui dépendent davantage des recettes de l’impôt sur les entreprises, étant donné que ces dernières vont toujours tenter de payer moins que 15%.
Mona Baraké ajoute que «cela peut inciter des sociétés à gonfler le montant de leurs actifs ou de leurs employés, voire à déplacer une partie de leurs biens ou de leur personnel dans un État pratiquant un faible taux d’imposition, comme la Suisse, car elles peuvent ainsi ajouter des déductions». De plus, la définition de «véritable activité commerciale» n’est pas claire. Des opérations de recherche et développement sont plus faciles à déplacer et à exagérer qu’un site de production, par exemple.
Changement de stratégie
La réforme fiscale mondiale donne une certaine marge de manœuvre à la Suisse, car elle n’exige pas des pays qu’ils abandonnent certaines pratiques. C’est le cas des avantages fiscaux liés à la propriété intellectuelle et aux frais de recherche et développement, qui visent à encourager l’innovation. La Suisse fait partie des 15 pays européens pratiquant un régime de «patent boxLien externe», littéralement «boîte à brevets», qui permet de prélever une taxe moins élevée sur les revenus des brevets. Une pratique qui, d’après certaines estimationsLien externe, pourrait faire passer le taux effectif d’impôt de 15% à 10%. Un outil particulièrement attractif pour les entreprises pharmaceutiques qui génèrent des revenus avec les licences de leurs brevets.
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Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscale de l’OCDE, a confirmé par écrit à SWI swissinfo.ch que «les entreprises pourront toujours bénéficier de patent box et autres déductions fiscales. Mais si le taux effectif passe en dessous de 15%, elles devront payer le différentiel d’impôt». Les avantages de ces taux réduits sont donc «neutralisés», d’après Pascal de Saint-Amans.
Pour Martin Hess, il s’agit d’un coup bas contre la Suisse, car cela signifie que les brevets ne peuvent plus être utilisés comme incitations fiscales, ce qui risque de nuire à l’innovation. Mais Oxfam voit la situation différemment: «Ce qui nous inquiète, c’est de voir les entreprises développer leur stratégie fiscale pour pouvoir profiter des boîtes à brevets et d’autres réductions de leur taux de taxation, tout en s’assurant posséder suffisamment d’actifs pour bénéficier des déductions sur les biens et le personnel. Et, au final, payer bien moins que les 15% prévus, explique Christian Hallum. Nous craignons que ces dispositions ouvrent la voie à un nouveau style de planification fiscale.»
Une vision partagée par Daniel Bunn: «Je ne veux pas être cynique au point d’affirmer que tout ceci n’est qu’un jeu, mais on s’en rapproche. Lorsque les règles changent, la stratégie des joueurs se modifie. Si le nouveau taux effectif d’impôt est de 15%, il est logique que les entreprises tentent de l’obtenir n’importe où, même dans un pays qui applique des taxes élevées.»
Cette façon de déjouer le système montre bien qu’en se concentrant sur le taux d’imposition, la perspective globale nous échappe, affirme Aswath Damodaran, professeur à l’Université de New York. «Les gouvernements du monde entier ne voient pas le système fiscal comme un instrument permettant d’engranger davantage de recettes, confie-t-il à SWI swissinfo.ch. Ils utilisent les outils de taxation pour récompenser les comportements qu’ils perçoivent comme bons et punir ceux qu’ils considèrent comme mauvais. C’est un problème.»
Avenir incertain
Avec les mesures ajoutées au texte final de l’accord, les inquiétudes ont diminué en Suisse. Le ministre des Finances, Ueli Maurer, a même déclaréLien externe début octobre: «Les ajustements à faire ne seront pas aussi importants que nous le craignions au départ».
Les détails de la mise en œuvre de la réforme doivent encore être précisés. D’après le seuil fixé par l’OCDE, seules les entreprises avec un chiffre d’affaires mondial de plus de 867 millions de dollars devront se soumettre au taux d’imposition de 15%. Une situation qui concernerait environ 200 sociétés basées en Suisse, évalue Ueli Maurer. Quelques milliers de filiales de groupes étrangers seraient aussi touchées.
À titre d’exemple, le chiffre d’affaires de Moderna se situait en 2020 en dessous du seuil fixé par l’OCDE, à 803 millions de dollars.
L’autre partie de la réforme, qui vise à redistribuer plus équitablement les bénéfices et les droits d’imposition des plus grandes multinationales, ne devrait concerner que quelques entreprises en Suisse, notamment Nestlé, Novartis et Roche. Les banques et le secteur minier sont exclus de l’accord.
Cette réforme aura donc un impact moins important que prévu en Suisse, mais certains craignent malgré tout des répercussions néfastes sur certaines industries, notamment le secteur pharmaceutique qui est responsable de près de la moitié des exportations helvétiques. «La Suisse va devoir réinventer la roue pour rester attractive», conclut Martin Hess.
(Traduction de l’anglais: Marie Vuillemier)
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