Sommes-nous coupables de crimes de guerre contre la faune?
Plus de deux cents espèces animales sont menacées par les guerres, les conflits et autres manœuvres militaires. C’est le constat d’un récent rapport de l’Union internationale pour la conservation de la nature, basée non loin de Genève. L’UICN exige des sanctions contre les auteurs de «crimes de guerre contre l’environnement» et envisage plusieurs approches. Pas si simple toutefois sous l’angle du droit.
«Il est évident que la guerre a un impact négatif énorme sur la vie sauvage et qu’elle intensifie le risque d’extinction des espèces», affirme Thomas Brooks, responsable de l’unité scientifique de l’UICN. La liste rouge des espèces menacées compilée par l’organisation en dénombre 219 dont le risque d’extinction est élevé, essentiellement dû à la guerre et aux conflits.
Le rapportLien externe (en anglais) intitulé «Conflict and Conservation», examine les liens entre ces deux concepts. Il recourt aux données historiques pour analyser l’impact des conflits sur la faune et l’environnement. Et décrit aussi la façon dont les efforts pour accroître la biodiversité et les ressources naturelles sont susceptibles de réduire les risques de conflit.
«Les conflits sont un réel problème pour la conservation», assure Bill Adams, professeur invité en Conservation et Développement à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève. «Mais j’ai pensé à la lecture du rapport qu’il existe en fait pas mal d’opportunités en matière de conservation en situation post-conflit. Dans certains cas, la conservation a été un élément important d’une sorte de dividende de la paix». Le géographe cite pour exemple les «Parcs de la paix» transfrontaliers créés en Afrique australe, notamment entre l’Afrique du Sud, le Mozambique et le Zimbabwe après la guerre civile.
Petites et grandes créatures
Toute une série d’espèces animales sont menacées par les conflits humains, selon l’UICN. «Le gorille de l’Est est un exemple emblématique d’Afrique centrale où la guerre dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) et au Rwanda a très certainement accru le risque de son extinction. A la fois directement, à travers l’abattage des individus, mais aussi tragiquement avec le déclin des efforts de conservation et la persécution des collaborateurs habilités à la conservation», précise Thomas Brooks.
Entre autres exemples, il cite une espèce d’antilope en danger critique d’extinction, menacée par les conflits et les abattages au Sahel. Ou les éléphants tués par des groupes armés en République centrafricaine. Plus anciennement, il ne fait aucun doute selon le scientifique que la guerre du Vietnam a mené à l’extinction du rhinocéros de Java. Une espèce uniquement présente désormais sur l’île indonésienne du même nom.
Les grands animaux ne sont pas les seuls au tableau de chasse des conflits. Thomas Brooks indique que de nombreuses espèces plus petites ou moins connues subissent la pression des guerres. Par exemple cette espèce de poisson qui pourrait avoir disparu en raison des «contrecoups sur l’hydrologie du récent conflit syrien, résultat du forage incontrôlé de puits pour accéder à l’eau».
Les groupes armés assiégeant les villes syriennes ont en effet coupé l’approvisionnement en eau et les bombardements ont endommagé les infrastructures hydriques, avec pour corollaire la multiplication des puits sauvages. Une menace bien réelle pour les ressources hydriques souterraines. Les membres des groupes armés pourraient être traduits en justice pour destruction arbitraire de l’approvisionnement en eau causant des dommages aux personnes – un élément compris dans les définitions actuelles du crime de guerre.
Menacés par les conflits humains, les animaux sont souvent tués pour être mangés ou souffrent de la dégradation de leur environnement naturel. Le trafic illégal d’espèces sauvages peut aussi servir au financement des combats, sans compter les morts accidentelles, dues aux mines terrestres notamment. Comme le montre l’exemple du gorille, les conflits impactent souvent négativement les zones de conservation et les gens qui y travaillent y trouvent parfois la mort, selon Thomas Brooks. «On pense au terrible bilan humain mais il touche aussi la faune sauvage».
«Crimes de guerre environnementaux»
Le rapport de l’UICN recommande «des sanctions contre ceux qui commettent des crimes de guerre environnementaux. […] De tels crimes pourraient inclure la destruction tactique de forêts ou d’autres écosystèmes, le braconnage d’espèces sauvages ou la déforestation pour financer les conflits, ou les impacts involontaires de pollutions chimiques, pétrolières ou par la bruit».
Pour autant, cela pose un épineux problème juridique. La pression en faveur de la poursuite des crimes environnementaux s’est accrue ces dernières années, y compris pour tenter de faire intégrer l’«écocide» au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI). Mais alors, comment définir les crimes, qui sanctionner et dans quelles juridictions?
«Tout ceci doit-il découler des droits des animaux?», questionne Bill Adams. «Les sentiments à l’égard d’une espèce justifient-ils que l’extinction d’un gorille soit un crime plus grave que celle d’un scarabée? Tester une arme nucléaire doit-il être assimilé à un crime de guerre contre l’environnement?»
«Les mécanismes permettant d’établir des sanctions pourraient inclure un renforcement des pouvoirs de la Commission d’indemnisation des Nations unies et la poursuite des crimes de guerre environnementaux par la Cour pénale internationale, renforcée au travers des discussions actuelles dans le cadre de la Commission du droit international de l’ONU», juge l’UICN. L’organisation propose aussi d’inclure le crime d’écocide à la CPI et d’instituer une cinquième Convention de Genève destinée à protéger la nature durant les conflits.
Pour ce qui est de la CPI, son actuelle définition des crimes de guerreLien externe fait largement référence aux Conventions de Genève. Outre l’homicide intentionnel, le viol et la torture de civils, elle inclut le pillage, l’enrôlement d’enfants-soldats, la destruction de bâtiments et de biens, d’objets et monuments culturels ou encore les coupures de l’approvisionnement en eau. Sont donc entendues comme crime de guerre «la destruction et l’appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire».
Basée à Genève, la Commission d’indemnisationLien externe des Nations unies a pour sa part été créée en 1991 pour traiter les demandes et verser une indemnisation pour les pertes résultant de l’invasion et de l’occupation du Koweït. Les demandeurs dont les dossiers sont approuvés reçoivent la rémunération à partir d’un fonds spécial alimenté par un pourcentage du produit de la vente de pétrole irakien.
Parmi ces demandes, 170 ont concerné des dommages causés à l’environnementLien externe. Notamment l’épuisement des ressources naturelles dans la région du Golfe à la suite des incendies de puits de pétrole et de déversements de brut dans la mer.
La Commission du droit internationaLien externel de l’ONU, également basée à Genève, date quant à elle de 1947. Sa vocation: formuler des recommandations sur le développement du droit international (codification et développement progressif du droit international). Depuis 2013, elle intègre dans ses travaux la protection de l’environnementLien externe en lien avec les conflits armés.
L’inaction de la CPI et la RDC
S’agissant de la CPI, sa procureure sortante Fatou Bensouda indiquait dans son «DocumentLien externe de politique générale relatif à la sélection et la hiérarchisation des affaires» de 2016 que «le Bureau s’intéressera particulièrement aux crimes visés au Statut de Rome impliquant ou entrainant, entre autres, des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains». Mais jusqu’ici, la CPI n’a jamais traité d’affaires touchant au crime environnemental.
Précision: la Cour est compétente pour les génocides, les crimes d’agression, de guerre et contre l’humanité. Mais ne mentionne pas spécifiquement les crimes contre l’environnement dans leurs définitions actuelles.
«Il est déjà difficile d’obtenir qu’un génocide soit porté devant la Cour pénale internationale, explique Bill Adams. Ajouter les complications du braconnage ou de la déforestation me semble intéressant sur le plan juridique mais je ne le verrais pas comme praticable à l’heure actuelle».
De fait, les juridictions nationales apparaissent les plus à même de montrer la voie. En RDC, plusieurs cas ont été portés devant les tribunaux militaires, concernant principalement des membres des forces armées. Parmi ces affaires figure celle visant Liwenge EbokoLien externe et plusieurs de ses hommes, condamnés à 16 mois de prison le 29 janvier 2020 pour «crime environnemental». Ce colonel n’était intervenu ni pour prévenir ni pour punir les actes de braconnage pratiqués par ses soldats au sein du Parc des Virunga, situé dans l’est de la RDC.
A l’IUCN, Thomas Brooks reste optimiste. Il croit en la possibilité de crimes de guerre environnementaux portés devant la justice. «Nous devrions explorer toutes les options possibles. Les outils juridiques internationaux sont lents et très compliqués à mettre en œuvre. Mais ils fournissent une base extrêmement solide une fois établis. Je ne recommanderais assurément pas de renoncer à la possibilité de recourir au droit international. Par contre, je ne mettrais pas non plus tous mes œufs dans le même panier».
(Traduction de l’anglais: Pierre-François Besson)
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