Le Parlement serre la vis pour lutter contre la mafia italienne en Suisse
Le 7 juin dernier, le Conseil national a accepté une motion visant à interdire d’entrée en Suisse les individus condamnés définitivement en Italie pour appartenance à la mafia. Un signal important pour lutter contre ce phénomène encore incompris en Suisse, estime le député tessinois Marco Romano, à l’origine de ce texte.
Journaliste indépendante vivant entre la Suisse et l’Italie, Madeleine Rossi couvre depuis des années le crime organisé italien.
Elle a publié en 2019 un rapport sur la présence des mafias italiennes en Suisse et en 2021 le livre «La mafia en Suisse – Au cœur du crime organisé».
Une telle motion «antimafia», approuvée par 127 voix contre 46 (et 17 abstentions), n’aurait jamais passé la rampe il y a encore cinq ou dix ans. Un signe des temps encourageant qui ne peut que réjouir Marco Romano, député du parti Le Centre à l’origine de cette intervention, même si le Conseil des États, la Chambre haute du Parlement suisse, doit encore se prononcer sur cette motion.
«C’est vrai, le Parlement est plus attentif et plus sensible à cette question, avance Marco Romano. Cela devrait conduire, à mon avis, au développement d’un train de mesures législatives spécifiques, sur le modèle de ce qui a été fait pour la lutte contre le terrorisme, en mettant l’accent sur la détection et la répression du phénomène mafieux en Suisse.»
Le conseiller national tessinois justifie la mesure proposée par le «niveau préoccupant» de l’infiltration en Suisse de personnages liés à la mafia, «à titre actif ou passif». Ce constat est solidement posé mais commande de dépasser le stade de l’analyse et de songer à enfin «transformer les éléments d’enquête en actes d’accusation», selon les mots prononcés l’an dernier par le procureur général de la Confédération, Stefan Blättler, à l’occasion d’une table ronde sur le thème de l’infiltration criminelle en Suisse.
Se battre davantage, oui, mais comment? Le droit suisse ne comporte aucune disposition équivalente à l’article 416bis du code pénal italien, qui permet de condamner des personnes pour association mafieuse, ni en termes préventifs, ni en termes répressifs. Pour bon nombre de mafieux, faut-il le rappeler, la Suisse tient encore de la terre miraculeuse où il fait bon développer des intérêts. Les affaires récentes montrent qu’il faudra bien plus qu’un renforcement cosmétique du code pénal suisse pour décourager les organisations criminelles.
60 mafieux interdits de séjour en Suisse
Hormis les arrestations et extraditions dans le cadre d’opérations policières, il est déjà possible de pallier les lacunes législatives en ordonnant des interdictions d’entrée et des expulsions à l’encontre de membres de la mafia. S’agissant de mesures administratives dites de «police préventive», il n’est pas nécessaire que l’individu visé ait écopé d’une condamnation pénale.
Fedpol, explique sa porte-parole Mélanie Lourenço, «peut prononcer les expulsions et/ou les interdictions d’entrée sur la base de ses propres constatations ou à la demande d’autres autorités, notamment les cantons». Il reste toutefois nécessaire d’analyser chaque cas particulier, de motiver la décision prise et de prouver que la personne indésirable représente une menace pour la Suisse.
Depuis 2018, Fedpol a ainsi signifié une fin de non-recevoir à une soixantaine de mafieux, dont 15 en 2022. Marco Romano estime que cela ne suffit manifestement pas et demande à la Confédération – en collaboration avec les cantons – de faire en sorte que toute personne condamnée en Italie pour appartenance à la mafia et autres délits graves connexes se voie systématiquement refuser l’entrée et l’établissement en Suisse.
Entrée aisée
L’entrée, justement, est largement facilitée par la fin des contrôles de personnes – sauf en cas de soupçon – et l’abandon de certains postes de douane. La suite est également aisée: lorsqu’ils passent par le Tessin et pénètrent sur territoire suisse pour s’y installer, y travailler ou y avoir des «intérêts», de plus en plus de mafieux évitent autant que possible le service des migrations local.
Il leur suffit de poursuivre leur route et de s’annoncer auprès de bureaux moins enclins à effectuer des vérifications dans des cantons également moins «tatillons» et peu sensibles au problème.
À cet égard, il aurait été intéressant de connaître l’origine des signalements qui ont conduit aux 60 interdictions d’entrée prononcées par Fedpol, mais sa porte-parole précise que «c’est toujours le travail d’analyse juridique de Fedpol qui détermine la décision d’expulsion et/ou d’interdiction d’entrée et la durée de la mesure. La source des indices ou l’autorité initiatrice n’a pas de pertinence.»
Liens difficiles à prouver
Le Conseil fédéral a recommandé de rejeter la motion en se réfugiant derrière des justifications juridiques et le refus de toute complication supplémentaire. Il estime notamment que les mesures ordonnées régulièrement par Fedpol fonctionnent bien et qu’il n’est pas toujours aisé de prouver les liens d’un individu avec la mafia.
La principale difficulté, ajoute le gouvernement, est que les casiers judiciaires et dossiers de police à présenter devant un tribunal administratif aux fins d’une mesure préventive ne peuvent être obtenus «qu’aux prix d’efforts considérables» auprès des autorités italiennes.
La ministre en charge du Département fédéral de justice et police (DFJP), Élisabeth Baume-Schneider, a tout de même précisé au cours des débats que Fedpol est «en train de dresser un état des lieux» des moyens de lutte contre la criminalité organisée et qu’une enquête a été menée à l’automne 2022 auprès des autorités fédérales et cantonales afin de «recenser les instruments et les éventuelles lacunes en matière d’identification et de poursuite de la criminalité organisée».
Contradiction gouvernementale
De manière assez surprenante, la ministre soutient que les mafieux condamnés en Italie sont des «personnes qui n’ont pas de lien direct avec la Suisse et qui, par conséquent, ne viendraient pas dans notre pays».
Pour sa part, Fedpol précise qu’il faut également tenir compte du principe de proportionnalité qui exige que chaque cas soit jugé individuellement, et que «le problème soulevé est celui de la pertinence pragmatique des interdictions d’entrée systématiques. Ce serait aussi par exemple le cas lorsqu’un mafieux italien de 65 ans est condamné à 40 ans de prison et n’a aucun lien avec la Suisse: prononcer une interdiction d’entrée dans ce cas concret ne serait pas pertinent.»
Le gouvernement donne tout de même l’impression que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite, puisqu’il a admis, en septembre 2021, que «la conscience de la menace que posent les organisations criminelles n’a pas encore atteint partout le même degré, et elle doit encore se développer.»
Un phénomène incompris
Que pense Marco Romano de l’intervention d’Élisabeth Baume-Schneider? «Cette déclaration – s’il ne s’agit pas d’une erreur – montre à quel point la Suisse alémanique et la Suisse romande sont encore loin d’avoir compris le phénomène et son ampleur. Nous savons que des dizaines de personnes résidentes en Suisse sont directement ou indirectement liées à des dynamiques mafieuses.»
La plupart du temps, ces personnes ne commettent aucun délit, mais ces liens sont bien réels, poursuit le député tessinois. «Cette passivité et cette ingénuité face au phénomène mafieux sont désarmantes. En ce sens, le soutien massif du Conseil national à la motion que j’ai déposée est un nouveau signal clair: il faut ouvrir les yeux et agir sur le terrain! »
Le procureur général de la Confédération avait livré un constat identique sur les ondes de la radio publique alémanique SRF en novembre 2022, estimant que le pays est «assez aveugle» lorsqu’il s’agit d’identifier les interactions et les modèles de la criminalité organisée.
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