Et la montagne continue à engloutir des milliards
En 1999, les coûts de la Nouvelle Ligne Ferroviaire à travers les Alpes (NLFA) étaient estimés à 12,6 milliards de francs. Ce montant pourrait doubler d'ici 2017.
Les caprices de la roche mais aussi certaines décisions politiques sont à l’origine de ce renchérissement spectaculaire.
C’est à croire qu’une sorte de malédiction plane sur les grands projets ferroviaires. Ainsi le premier tunnel ferroviaire du Gothard, inauguré en 1882, devait initialement coûter quelque 187 millions de francs. En réalité, 40 millions de francs supplémentaires sont venus grever la facture finale.
Plus récemment, en 1987, le tunnel sous la Manche, qui relie le nord de la France à la Grande-Bretagne, a coûté plus de 100 milliards de francs français de l’époque (environ 29 milliards de francs suisses), alors que le devis initial faisait état d’un montant de 49 milliards.
Le projet colossal de la NLFA ne fait pas exception à cette règle. La première enveloppe, qui avait été octroyée par le Parlement en 1999 en vue de la réalisation du plus grand chantier ferroviaire du monde, contenait 12,6 milliards de francs. Deux ans plus tard, avec le renchérissement des travaux, ce même montant gonflait de 2,1 milliards de francs.
Un devis en augmentation
Selon le dernier rapport de l’Office fédéral des Transport (OFT), publié en septembre, le devis devrait grimper à 16,5 milliards, auxquels il faut ajouter une marge de réserve de 1,4 milliard, destinée à couvrir les imprévus.
«En tenant compte des frais supplémentaires découlant du renchérissement, de l’impôt sur la valeur ajoutée et des intérêts sur les crédits de construction, le montant total devrait avoisiner les 24 milliards de francs », a récemment déclaré le directeur de l’OFT Max Friedli.
La situation serait-elle devenue incontrôlable? «Non, dans la mesure où tout peut s’expliquer», répond pour sa part le député au Conseil national radical, Fabio Abate, membre de la délégation de surveillance de la NLFA.
«Rappelons que le premier devis prenait en compte le loyer de l’argent et le prix des prestations qui étaient ceux en vigueur en 1997», tient à souligner Matthias Neuenschwander, ingénieur auprès de la société Lombardi SA, engagée dans les travaux depuis le lancement du gigantesque chantier.
«Les estimations les plus récentes font état de quelque 24 milliards de francs d’ici 2019-2020, lorsque les tunnels du Gothard et du Ceneri auront déjà été mis en service. Le calcul doit donc impérativement tenir compte d’un renchérissement s’étendant sur une période de plus de vingt ans».
Géologie capricieuse
Hormis les aspects purement financiers, la roche pourrait encore réserver quelques surprises et ce malgré les nombreux sondages géologiques effectués avant le lancement des chantiers.
Cela a notamment été le cas au tunnel de base du Gothard: «La station multifonction de Faido a du être réorientée vers le sud en raison d’une faille rocheuse tout à fait inattendue. Cet imprévu a provoqué une érosion des coûts et une importante perte de temps», précise Matthias Neuenschwander.
Plus récemment, des déformations géologiques sont aussi apparues sur le site de Bodio, dans la vallée de la Léventine. Elles avaient été provoquées par la forte pression que la roche exerçait sur l’ouvrage. Conséquence: le diamètre des deux tubes souterrains devront être élargi sur un tronçon de près de 300 mètres.
« Dans le tunnel de base du Gothard, la cinquantaine de kilomètres – sur un total de 150 kilomètres de galerie et autres couloirs – qui doit encore être percée pourrait aussi présenter quelques difficultés au niveau de la composition de la roche».
Décisions politiques
Aux inconnues d’ordre géologique viennent aussi s’ajouter les conséquences de certaines décisions politiques.
« C’est le Parlement qui avait demandé la modification du système pour le tunnel du Monte Ceneri. Ce faisant, des coûts supplémentaires sont venus d’ajouter à cet ouvrage», souligne Fabio Abate.
Le projet initial de la galerie longue de 15,4 kilomètres, reliant Lugano et Bellinzone, ne prévoyait qu’un seul tube. Pour des raisons de sécurité, le plan de construction a ensuite été doté d’une seconde voie. Une modification qui doit entraîner une dépense supplémentaire de 650 millions de francs.
« Le premier projet – rajoute Matthias Neuenschwander – ne tenait tout simplement pas compte d’une série de modifications requises ultérieurement par la Confédération. Si le maître de l’ouvrage décide d’ajouter un étage à sa maison, cela génère de nouvelles dépenses, c’est évident».
Outre le percement d’un second tube au Ceneri, on peut aussi retenir l’exemple de la Porta Alpina et l’introduction d’un système de séparation des eaux grâce auquel les eaux de montagne et celles utilisées pour les travaux du chantier ne se mélangent pas, ou encore les perfectionnements du système de sécurité.
A cela s’ajoute l’évolution technologique du matériel ferroviaire (au stade d’un premier devis il est généralement impossible de prévoir quelles seront les avancées technologiques plusieurs décennies plus tard).
Sans oublier les batailles juridiques déclenchées par l’adjudication de certains lots. C’est le cas au chantier d’ Erstelfd où les travaux sont à l’arrêt depuis un an, par l’effet suspensif d’un recours déposé auprès de la Commission fédérale de recours en matière de marchés publics.
Nervosité palpable
Malgré le fait qu’ «il y a une explication pour tout», comme l’affirme le conseiller national tessinois Fabio Abate, cette inflation pour le moins inquiétante provoque la grogne, celle des milieux politiques en particulier.
«Si la tension est montée d’un cran, c’est parce l’an prochain, le Parlement devra se pencher sur un message du Conseil fédéral portant sur le financement de divers chantiers de caractère régional en cours dans l’ensemble du pays (comme celui de la gare de Cornavin – Annemasse à Genève, ndlr)», explique encore l’édile radical.
«Or, leur financement est assuré par la même caisse (le Fonds pour les grands projets ferroviaires, ndlr) que celle qui règle les dépenses de la NLFA».
En d’autres termes: plus on débourse d’argent pour la Nouvelle Ligne Ferroviaire Alpine et le Lötschberg, plus le risque de manquer de moyens pour d’autres chantiers en Suisse augmente.
«En l’occurrence, on place les NLFA en position conflictuelle avec les desiderata des régions, qui tendent à prendre de plus en plus de place», résume Fabio Abate.
swissinfo, Daniele Mariani
(Traduction de l’italien: Nicole Della Pietra)
Sécurité et développement technologique: 1,5 milliards de francs.
Améliorations des conditions pour la population et l’environnement: 467 millions de francs.
Retards découlant de décisions politiques: 561 millions de francs.
Imprévus de nature géologique: 692 millions de francs.
Elargissement du projet: 260 millions de francs.
Attribution et exécution des travaux: 368 millions de francs.
L’ampleur des dépenses pour la réalisation de grands chantiers est régulièrement sous-estimée. Afin de pallier ce problème récurrent, certains ont proposé d’augmenter automatiquement le financement initial d’un projet, par un pourcentage déterminé.
Une telle solution présenterait cependant une série d’inconvénients. A commencer par une certaine diminution de la pression sur la productivité et sur les coûts.
De plus, un tel principe aurait pour effet de bloquer des sommes importantes sur le long terme, alors que l’argent pourrait être utilisé à d’autres fins.
Enfin, la méthode pourrait compliquer la comparaison entre diverses solutions ou variantes, puisque celles-ci sont généralement liées à des risques et à des inconnues de nature différente.
A ce constat s’ajoute qu’il est impossible de connaître d’avance quelles modifications – comme c’est le cas pour les NLFA – le maître de l’ouvrage entend apporter ultérieurement au projet.
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