La cherté du franc inquiète syndicats et exportateurs
Les entreprises suisses qui rémunèrent leurs collaborateurs frontaliers en euros ou à des salaires très bas afin de contrecarrer la cherté du franc inquiètent les syndicats. Décryptage.
Au début du mois de septembre, l’entreprise suisse de logistique Stöcklin, à Dornach, près de Bâle, a expédié 120 lettres à ses travailleurs frontaliers, domiciliés en France et en Allemagne voisines.
La missive contenait une proposition de nouveau contrat de travail, assortie d’une coupe salariale de 6%, soit l’équivalent d’une réduction mensuelle de 300 francs.
Dans son courrier, la direction justifiait sa démarche par le fait que leur pouvoir d’achat s’était accru de 12% étant donné que leur salaire était versé en francs suisses. Dix collaborateurs, qui ont refusé de se soumettre à ce nouveau régime salarial ont été congédiés.
L’imprimerie Karl Augustin a franchi un pas de plus. Au début du mois d’août, l’entreprise installée à Thayngen, dans le canton de Schaffhouse, a décidé de verser le salaire de ses 15 employés frontaliers en euros plutôt qu’en francs suisses. Un versement que l’employeur a effectué sur la base d’un change de 1 franc 55 centimes par euro, alors que le taux actuel oscille autour de 1 franc 34 centimes.
«Suite a une certaine pression, nous sommes parvenus à faire modifier le taux de change», explique le chef économiste de l’Union syndicale suisse (USS), Daniel Lampart. L’expert précise que l’USS étudie la possibilité de déposer une plainte dans une autre affaire similaire.
Hormis ces deux épisodes dévoilés récemment, l’USS affirme détenir des indications prouvant que d’autres entreprises suisses, qui rétribuent leur personnel en euros, tentent de «réaliser un bénéfice sur le dos de leurs employés», et en particulier des travailleurs frontaliers, selon Daniel Lampart encore.
«C’est illégal», prévient l’économiste. «En ouvrant notre marché du travail à la libre circulation des personnes en provenance de l’Union européenne, nous sommes tenus de garantir le versement des salaires helvétiques en franc suisse, comme le prévoit la loi».
En 1990, les syndicats avaient dénoncé une affaire de dumping salarial semblable, qui était apparue au Tessin, dans la branche textile. Des employeurs avaient tenté de rétribuer leurs collaborateurs en lire italienne, une devise qui avait brutalement chuté par rapport au franc.
Cherté regrettable
Bien que les ventes à l’étranger de produits fabriqués en Suisse ont sensiblement augmenté ces derniers mois, la cherté du franc continue néanmoins de grignoter la marge bénéficiaire des exportateurs. C’est le cas en particulier des entreprises dont l’essentiel de la production est destinée aux marchés de l’UE.
La zone euro est le principal partenaire commercial de la Suisse et plusieurs groupes industriels ont tiré la sonnette d’alarme, prédisant que la montée du franc contre l’euro pourrait conduire des entreprises à délocaliser leur production hors des frontières helvétiques.
«La cherté du franc est d’autant plus regrettable que nous produisons tout ou presque en Suisse», déclarait récemment Nick Hayek, le patron du group Swatch, dans les colonnes du quotidien alémanique Blick.
Lors d’une conférence de presse à Zurich mercredi dernier, l’association Swiss Export a indiqué que les petites et moyennes entreprises du pays (PME) continueront de subir de fortes pressions au cours des années à venir.
Les deux tiers de la centaine d’entreprises interrogées dans le cadre d’un sondage mené par l’association indiquent avoir souffert d’une réduction de 20% de leurs marges de profit au cours de l’année écoulée. La majeur partie des patrons interrogés indiquent en outre s’attendre à une stagnation ou à une croissance très faible des volumes pour les douze prochains mois.
Pendant ce temps, la pression politique se fait de plus en plus forte. Au début de la semaine, le député libéral-radical au Conseil national (Chambre basse) et entrepreneur, Otto Ineichen, a interpellé le Conseil fédéral (gouvernement) afin qu’il prenne des mesures spéciales en faveur des PME, dans le but de prévenir d’éventuelles disparitions d’emplois au cours du semestre à venir. L’édile souhaite que les autorités fédérales garantissent les crédits à l’exportation contractés par les PME.
Tons nuancés
Pourtant, un sondage effectué auprès de 206 entreprises, en juillet et en août derniers, en marge de la réunion annuelle de la Banque nationale suisse (BNS), a démontré que le tableau est loin d’être aussi sombre.
La BNS a indiqué la semaine dernière que la vigueur du franc ne touche selon elle qu’une minorité d’entreprises helvétiques. Plus de la moitié d’entre elles n’ont enregistré aucun effet négatif sur la santé de leurs affaires, a encore précisé la banque.
Un cinquième des entreprises sondées ont même indiqué avoir ressenti des effets positifs, alors que qu’un peu plus d’un quart d’entre elles ont essuyé des contrecoups négatifs, de légers à forts.
Les secteurs les plus touchés par une réduction des bénéfices et une baisse des chiffres de ventes se situent dans les secteurs de la chimie, de la manufacture de produits plastiques, des machines, des infrastructures électriques, de même que dans la métallurgie. A l’inverse, dans le camp des gagnants, on trouve le domaine de la gestion de fortune, les importations automobiles, le matériel de construction ou encore d’autres biens durables.
«La situation des exportateurs est compliquée et doit être analysée en détail», relève pour sa part Daniel Kalt, responsable des études économiques auprès d’UBS.
«Il y a certainement des inquiétudes à avoir quant à la force du franc, mais chaque entreprise exportatrice doit être considérée séparément», selon lui.
«Celles dont les produits ont une forte valeur ajoutée, qui versent leurs salaires en franc, sont effectivement confrontées à des problèmes. Mais ces 10 à 15 dernières années, l’industrie d’exportation helvétique a énormément évolué, avec des entreprises qui ont installé leurs sites de production dans la zone euro, précisément afin de compenser les risques liés aux change de devises».
La BNS prévoit un ralentissement sensible de la croissance économique à 2,5% cette année et l’an prochain en raison de la vigueur du franc mais aussi de la faiblesse du contexte économique global.
Le baromètre conjoncturel du Centre de recherches conjoncturelles (KOF) indique que, malgré la bonne reprise économique actuelle, la force du franc entravera la croissance l’année prochaine.
La croissance ne devrait pas dépasser 1,8% en 2011 en raison de la pression sur les exportations et l’industrie du tourisme particulièrement touchés par la cherté de la monnaie helvétique.
La stabilité monétaire et politique de la Suisse ainsi que son système financier solide contribuent à l’attractivité du franc suisse et en font une valeur refuge en cas de volatilité des marchés financiers et monétaires mondiaux.
Aujourd’hui, la vigueur du franc est aussi renforcée par les économies souffrantes de plusieurs Etats membres de l’UE et des Etats-Unis qui ont pesé de tout leur poids sur la monnaie unique et le billet vert.
A cela s’ajoute que la Suisse, qui vient à peine de sortir de la crise économique, s’en sort plutôt bien en comparaison de nombreux autres pays occidentaux, notamment grâce à un solide niveau de consommation privée.
Durant le boom économique de 2007, un euro a coûté jusqu’à 1.60 frs. Au début de 2008, il a chuté en dessous de la barre de 1.50 frs, face à la vigueur du franc suisse.
L’intervention de la Banque nationale suisse (BNS) a permis selon les observateurs de contenir la cherté du franc au cours de l’année 2009. Ce n’est qu’en décembre de cette même année que l’euro est descendu en dessous du seuil de 1.50 frs.
Mais la crainte de voire sombrer les économies de plusieurs Etats endettés, dont la Grèce, ont fait plonger la monnaie unique. Une chute face à laquelle la BNS est restée impuissante.
Vers la mi-septembre, la BNS a refusé de se lancer dans des achats d’euros à tout crin mais a indiqué qu’elle ferait tout pour contrecarrer les effets de la dégringolade de la monnaie face au franc suisse.
Au début du mois d’octobre, l’euro valait à peine 1.34 frs.
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