La Suisse menacée par une amnistie fiscale européenne
Crise économique et traque aux paradis fiscaux oblige, les grands Etats européens caressent un projet d'amnistie fiscale conjointe. Une offensive qui pourrait fragiliser encore davantage la place financière suisse mais aussi relancer l'idée d'une amnistie helvétique. Enquête.
Le thème, qui avait été soufflé par Silvio Berlusconi à Nicolas Sarkozy et Angela Merkel au terme du dernier sommet européen de Bruxelles, pourrait bien faire son chemin d’ici au prochain sommet du G20, début avril.
L’Italie, la France et l’Allemagne envisagent de décréter une amnistie fiscale commune. L’opération présenterait au moins deux avantages pour Rome, Paris et Berlin: frapper les «Etats-refuges» et récupérer des capitaux pour obtenir à la fois de nouvelles recettes fiscales et des liquidités qui permettraient de doper leur économie nationale en déliquescence.
En fait de bouclier, c’est peut-être bien la Suisse qui pourrait bientôt en avoir besoin, pour se protéger contre pareille offensive. Selon les dernières estimations, près de 2000 milliards de francs de capitaux étrangers reposent sur des comptes en Suisse. Une partie de cette fortune colossale, non quantifiable pour l’heure, provient précisément de ces trois grands Etats de l’UE.
Nouvelle offensive contre la Suisse
Pour l’heure l’idée est encore embryonnaire et il est difficile d’évaluer quelles conséquences une telle amnistie générale pourrait entraîner pour la place financière helvétique.
«Il est trop tôt pour le dire, puisque nous ignorons quels seraient les conditions auxquelles ces Etats seraient – le cas échéant – prêts à rapatrier leurs capitaux», déclare Thomas Sutter, porte-parole de l’Association suisse des banquiers, à swissinfo.
Un avis que partage Michel Derobert, secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses. «Les conséquences d’une éventuelle amnistie fiscale de ces trois pays dépendraient beaucoup de la manière dont ces gouvernements s’y prendraient», explique-t-il.
«La quadrature du cercle»
«On a vu avec l’Italie qu’une amnistie très généreuse permettait d’obtenir des résultats. S’agissant des deux autres pays, ils sont confrontés à des choix politiques délicats; une amnistie serait à mon avis dans leur intérêt», ajoute Thomas Sutter.
Pour le professeur de droit commercial international à l’Université de Genève et avocat à Lugano Henry Peter, une telle mesure permettrait même de «boucler la quadrature du cercle, soit de récupérer des fonds qui reposent en Suisse et renflouer avec de l’argent frais des économies qui en ont grandement besoin», souligne l’expert.
Un thème porteur en politique
«Sans compter que dans le contexte actuel, qui voit la Suisse soumise a une pression extraordinaire, parler de rapatrier des fonds au pays est un thème extrêmement porteur sur le plan politique. Il suffit de voir comment s’y prends Peer Steinbrück pour s’en rendre compte», ajoute Henry Peter.
«Le même constat vaut aussi pour Nicolas Sarkozy, dont le taux de popularité en France a chuté ces derniers temps. Sachant que la Suisse va être contrainte de négocier son accord sur la double-imposition avec chacun des Etats membre de l’UE, le moment est très propice à une telle action», fait encore remarquer le professeur.
L’expérience tessinoise
Au Tessin, le principe d’amnistie fiscale rappelle de mauvais souvenirs à la place financière de Lugano (la troisième du pays), qui gère une masse patrimoniale d’environ 350 à 400 milliards de francs, et dont plus de 80% des capitaux proviennent d’Italie. Or, en 2001-2002, puis dans un second temps, en 2003, le gouvernement de Silvio Berlusconi avait décidé de rapatrier des capitaux évadés au pays.
Selon diverses estimations de plusieurs instituts de la place bancaire tessinoise, entre 10 et 15% des avoirs italiens avaient pris le chemin du retour. Une partie de ces montants avaient néanmoins pu être «récupérés» par les banques helvétiques sur le sol italien, qui avaient pris la peine d’ouvrir des filiales onshore dans la Botte.
Aujourd’hui, l’annonce d’une éventuelle amnistie mise en œuvre par les grands Etats européens ne réjouit pas la place de Lugano, qui se sent déjà ultérieurement fragilisée par l’assouplissement du secret bancaire.
C’est le cas aussi des nombreuses fiduciaires de la place qui se consacrent exclusivement – pour la plupart d’entre elles – à la clientèle fortunée italienne. «Nos clients ont été effrayés par l’affaire UBS aux Etats-Unis et craignent maintenant d’être jetés en pâture aux autorités de leur pays», explique un expert-comptable dont le «portable n’arrête pas de sonner».
Amnistie helvétique?
Dès lors, le moment est-il venu pour la Suisse, de jouer à son tour la carte d’une amnistie fiscale? Le sénateur démocrate chrétien (PDC / centre droit) Filippo Lombardi est convaincu des bienfaits qu’une telle mesure pourrait avoir pour l’économie helvétique dans le contexte actuel.
«Et ce ne serait que justice d’accorder aux contribuables suisses ce dont leurs voisins peuvent profiter, le cas échéant, dans leur pays», fait remarquer l’édile.
Pour Michel Derobert, «il n’y a pas de raison de procéder à une amnistie aussi longtemps que l’on ne modifie pas fondamentalement le droit fiscal suisse».
Mais à combien se monteraient le bas de laine des fraudeurs au passeport rouge à croix-blanche? Impossible de répondre, aucune étude récente et fiable n’étant disponible actuellement.
Mais le professeur Henry Peter a son idée sur la question. «Je suis convaincu qu’une somme oscillant entre 100 et 300 milliards de francs pourrait être récupérée par une amnistie proposée aux contribuables suisses. Et reconnaissons que face à une telle somme, le plan de relance du ministère de l’Economie fait sourire», ironise l’expert.
Un pas que la Principauté du Liechtenstein pourrait bien franchir avant la Confédération. Alors que ce confetti de pays devançait la Suisse de quelques jours dans l’assouplissement de son secret bancaire, le Prince héritier Alois proposait concrètement une amnistie pour les «réfugiés du fisc».
swissinfo, Nicole della Pietra, Lugano
But. Le but de l’amnistie fiscale est de lutter contre l’évasion fiscale en tentant de faire rentrer dans le pays d’origine du contribuable fortuné, des capitaux évadés.
Conditions favorables. Elle permet de passer l’éponge sur les sorties frauduleuses de capitaux et propose de taxer des sommes rapatriées à des conditions avantageuses, voire parfois sans frais ou par un prélèvement libératoire, dès lors que l’argent rentre sur le territoire.
Argent frais. La mesure vise aussi à récupérer de l’argent frais. Ainsi, lorsque les sommes sont taxées, le fruit de la perception offre de nouvelles recettes fiscales à l’Etat. L’argent peut aussi servir à dynamiser l’économie nationale lorsque la mesure exige que les capitaux soient injectés dans l’industrie.
Un thème récurrent. En Suisse, la question d’une amnistie fiscale générale a rebondi régulièrement dans la salle du Parlement, mais pour l’heure, le gouvernement y reste opposé.
Tessin. En 1998, le canton du Tessin avait demandé une amnistie fiscale générale pour les impôts fédéraux et cantonaux. Mais en 2004, la commission consultative avait décidé de surseoir aux travaux en attendant l’élaboration d’un projet similaire par le ministère des Finances.
Selon l’Agence italienne des contributions (fisc italien), les deux volets du décret Tremonti, du nom du ministre italien des finances Giulio Tremonti, en 2001-2002 et en 2003, avaient permis de régulariser plus de 80 milliards d’euros.
Les fraudeurs pouvaient conserver l’anonymat et ne devaient verser qu’une taxe amende de 2,5% sur la somme rapatriée, à condition d’avoir prouvé que l’argent avait séjourné à l’étranger.
31, 7 milliards avaient été annoncés au fisc mais sont restés physiquement dans les instituts financiers des pays de dépôt. Soit 71,2% de la somme en Suisse, 14% au Luxembourg et le solde ailleurs.
46,04 milliards ont été physiquement rapportés dans la Péninsule. 58,3% provenaient de Suisse, 14,3% d’Allemagne, 8,1% du Luxembourg et 3,7% de Monaco.
Si un nouveau bouclier fiscal devait être décrété prochainement, le Premier ministre Silvio Berlusconi a d’ores et déjà indiqué que l’argent devrait être injecté dans les entreprises en Italie ou dans des bons du trésor italien.
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.