«Les télévisions ne parlent plus que d’elles-mêmes»
Le réalisateur français Nicolas Philibert, que le documentaire Etre et avoir avait fait connaître en 2002, est membre du jury du Festival de films de Fribourg. Un festival qui, selon lui, permet de prendre la mesure de ce que la télévision ne fait pas ou plus.
Venu au cinéma notamment parce qu’il voulait par ce biais «partir à la découverte des autres et du monde», le réalisateur français Nicolas Philibert est à sa place dans le jury international qui remettra samedi le Regard d’Or à Fribourg.
Le sien avait fait merveille dans Etre et avoir, un documentaire tourné dans une classe unique en Auvergne. Et le public avait suivi grâce notamment au miracle du bouche-à-oreille. Un phénomène qu’il juge aujourd’hui menacé.
swissinfo: Quelle est selon vous l’utilité d’un festival comme celui de Fribourg?
Nicolas Philibert: En regardant le catalogue, je découvre des cinématographies que je connais mal, voire pas du tout. Cela aiguise ma curiosité. Les sections parallèles, comme le panorama sur l’Inde, celui sur la revanche des femmes ou celui sur les favelas font aussi envie. Des festivals comme celui de Fribourg ou celui des Trois Continents à Nantes permettent la découverte, la curiosité.
Mais il y a un paradoxe aujourd’hui. En matière de festivals, il y a une sorte d’effervescence, ils se multiplient et les gens viennent. En même temps, les films et les documentaires qui passent là, on ne les voit pas beaucoup à la télévision.
Le fossé est particulièrement grand concernant le documentaire. Les chaînes de télévision montrent bien sûr des magazines, mais très peu de films d’auteurs ou de documentaires au vrai sens du terme – des documentaires de création comme on disait il y a quelques années – qui expriment le regard singulier d’un cinéaste.
swissinfo: La télévision ne joue donc plus son rôle?
N.P.: Bien sûr on a la chance d’avoir Arte, mais j’ai le sentiment que, notamment sur le terrain du documentaire, ils sont en train de lever le pied. La case ‘Grand format’ par exemple était auparavant assez régulière. Or aujourd’hui, il n’y a plus que 3 ou 4 ‘Grand Format’ par an.
Donc l’effervescence existe, on le voit dans les festivals, mais les télévisions, dont on pourrait penser qu’elles aient à cœur de montrer cette diversité, sont très frileuses et très autocentrées. C’est dramatique de voir la plupart des télés qui finalement ne parlent plus que d’elles-mêmes. Les présentateurs s’invitent les uns les autres d’une chaîne à l’autre. Cela tourne en vase clos et ça sent mauvais.
swissinfo: Comment se porte le genre du documentaire?
N.P.: Pour être allé récemment au Colombie, au Mexique, en Syrie, j’ai constaté que beaucoup de films se tournent. Les petites caméras ont facilité la mise en chantier des projets, ce qui ne veut bien sûr pas dire que tout le monde a du talent!
Du côté du public, il y a un appétit très grand pour le documentaire. Les gens ont fini par comprendre que ce genre peut être une forme de cinéma à part entière, à l’égal de la fiction, et que c’est un territoire traversé d’une grande diversité d’écritures, de formes, d’approches, de méthodes. Ce n’est plus ce genre vu comme étant un peu ennuyeux, fastidieux, trop sérieux. Les gens ont compris qu’on peut y apprendre des choses.
swissinfo: D’où le succès par exemple d’Etre et avoir?
L’une des raisons du succès du film, je pense, c’est qu’il est plein de petites choses invisibles qui relient les gens les uns aux autres – un peu de transmission, des enfants d’âges différents qui s’épaulent, un enseignant qui est à la fois un peu bourru et attentif à chacun.
Dans ce monde très individualisé, les gens ont besoin qu’il y ait un peu de commun entre les uns et les autres. D’ailleurs, le cinéma c’est aussi ça. On s’enferme dans le noir avec des gens qu’on ne connaît pas forcément. Le cinéma, c’est du voir ensemble, alors quand par-dessus le marché, il montre du vivre ensemble, cela peut fonctionner.
swissinfo: Quel est votre rapport au cinéma extra-européen?
N.P.: Quand j’étais adolescent, à la fin des années 1960, on n’avait pas la télévision, Internet n’existait pas et on voyageait moins qu’aujourd’hui. Le cinéma était l’occasion d’entendre des langues que je n’avais jamais entendues et de voir des visages que je n’avais jamais vus. Ce plaisir-là ne s’est pas émoussé. Je suis toujours très sensible aux sonorités, à la musique des mots, à la langue.
De mes voyages dans les festivals, je ramène beaucoup de DVD. Je suis allé récemment en Amérique latine – en Colombie et au Mexique – et il y a là un retour en force des cinéastes et du cinéma. Du côté de l’Afrique noire par contre, on a l’impression qu’il n’y a plus beaucoup de possibilités pour les cinéastes, c’est assez dramatique. Mais il y a aussi des exceptions sur le reste du continent, comme l’Afrique du Sud ou le Maroc.
swissinfo: Fribourg se veut un peu un contre-Hollywood, cette année même un contre-Bollywood, quelle est votre position à ce sujet?
N.P.: Je n’ai pas une position tranchée. Hollywood, c’est l’usine à rêves mais de là sont venus de très grands films et de très grands cinéastes. C’est aussi un cinéma très écrasant en termes de distribution et d’exploitation.
En face, il y a beaucoup de films à qui on laisse très peu de place. C’est malheureux, d’autant que ‘bouche-à-oreille’ est un mot qu’il va falloir bientôt rayer du vocabulaire. Beaucoup de films qui pourraient marcher mieux qu’ils ne le font grâce au bouche-à-oreille ne sont en effet plus en situation de tenir l’affiche plus d’une semaine.
Imaginez ce que cela représente pour un cinéaste, une équipe, un producteur d’avoir tenu à bout de bras un film pendant deux, trois ou quatre ans et ensuite de le voir rester seulement huit jours à l’affiche!
Carole Wälti, Fribourg, swissinfo.ch
La 23ème édition du Festival international de films de Fribourg (FIFF) se tient du 14 au 21 mars 2009.
Une centaine de films réalisés aux quatre coins de la planète, dont 80 longs métrages, sont au programme.
Quatorze films, dont deux documentaires, venus de 13 pays différents d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique se disputent le «Regard d’Or», doté de 30’000 francs.
Le budget total du FIFF s’élève à 1,7 million de francs.
Nicolas Philibert est né en 1951 à Nancy.
Il a entamé son parcours cinématographique à 19 ans.
Il a été tour à tour assistant, monteur et parfois même acteur, notamment sur des tournages des cinéastes suisses Claude Goretta et Alain Tanner.
En 1978, il signe son premier long métrage documentaireLa voix de son maître, où douze grands patrons français parlent du pouvoir, de la hiérarchie, des grèves et de l’autogestion.
Suivront plusieurs documentaires, notamment Le pays des sourds (1992), consacré aux malentendants et La moindre des choses (1996), réalisé dans une clinique psychiatrique.
En 2002, son documentaire Etre et avoir, qui suit au quotidien une classe primaire unique en Auvergne, remporte un énorme succès et le fait connaître du grand public.
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