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Sous les jupes de la dette publique

Regards croisés de Thomas von Ungern (à gauche) et de Beat Kappeler sur l’endettement public. Keystone

L’endettement public suisse a doublé en dix ans, et le sujet n’en finit pas d’agiter le monde politique. Y a-t-il réellement péril en la demeure? Avis d’experts.

Les économistes Beat Kappeler et Thomas von Ungern répondent aux interrogations de swissinfo.

La santé des finances publiques a été une fois encore à la une de l’agenda politique suisse en 2004.

La Confédération a, par exemple, concocté un nouveau plan d’assainissement venant s’ajouter à celui de 2003. Objectif: alléger le budget fédéral de 1,8 milliards en 2007 et de 2 milliards de francs d’ici 2008.

Grand argentier de l’Etat fédéral, Hans-Rudolf Merz n’a pas lésiné sur l’alarmisme. Selon lui, si la dette continue à grossir, l’héritage des intérêts passifs deviendra inacceptable pour les générations futures.

Qu’en disent les spécialistes? Beat Kappeler est chroniqueur au Temps et à la NZZ am Sonntag, Thomas von Ungern professeur d’économie à l’Université de Lausanne. Esprits libres l’un comme l’autre, ils sortent leur calculette.

swissinfo: Sur le plan de l’endettement public, doit-on parler de situation catastrophique?

Beat Kappeler: L’endettement s’approche des 60% fatidiques proscrits par l’Union européenne. Il atteint 55% (du PIB, ndlr) et augmente plus vite que dans le passé et que dans beaucoup de pays.

Pour moi, on peut qualifier la situation de catastrophique. Quand le fardeau de la dette dépasse les dépenses sociales, on est en mauvaise posture! Le seul remède à cet endettement, ce sont des économies saignantes.

Et comme les politiciens ne parviennent pas à s’entendre autour de budgets équilibrés ou excédentaires en période économique faste, la conséquence est claire: il faut abandonner toute velléité keynésienne (anticyclique). Il faut revenir à des budgets sans ambition, systématiquement équilibrés, comme dans le canton de Saint-Gall, où la loi interdit les déficits depuis 1929.

Thomas von Ungern: Le niveau de l’endettement public en Suisse est plutôt acceptable. Surtout si l’on tient compte du fait que le système des caisses de pension est basé sur le principe de la capitalisation. Contrairement à la Suisse, dans presque tous les pays qui nous entourent, aucune réserve n’a été faite pour payer les retraites des fonctionnaires.

Si la situation était catastrophique en Suisse, le reste de l’Europe serait cliniquement mort… Ceci dit, ce n’est pas parce que les choses vont plus mal ailleurs que la Suisse ne doit pas se montrer vigilante.

swissinfo: Pourquoi la Suisse est-elle endettée, et pourquoi sa dette augmente-elle?

B.K.: Parce que les politiciens n’ont pas de discipline. C’est tout simple, le peuple ne vote quasiment jamais en faveur des dépenses. Ce sont les politiciens qui les accumulent tous azimuts. Aucune entente au niveau fédéral n’existe sur les ordres de priorités.

T.v.U.: Il y a un problème. On trouve normal que les ménages et les entreprises s’endettent pour financer leurs investissements. Mais quand l’Etat le fait, on trouve ça catastrophique.

En réalité, on a tendance à ne pas comptabiliser correctement les dépenses d’investissement de l’Etat. Certaines dépenses pour la formation par exemple, qui sont clairement des investissements, sont généralement comptabilisées comme dépenses de consommation. Il est donc très difficile de dire si un Etat s’endette trop ou non.

Mais soyons très clairs, la Suisse n’est pas endettée. Elle est créditeur net du reste du monde pour des centaines de milliards de francs (7 à 8% de son PIB chaque année).

Sa situation est très différente de celle des Etats-Unis. Là-bas, le secteur privé comme le secteur public s’endettent auprès du reste du monde. En Suisse, le secteur public s’endette auprès des ménages suisses. Et malgré cela, il leur reste tellement d’épargne qu’ils doivent prêter au reste du monde.

swissinfo: Y a-t-il une justification à l’endettement d’un Etat?

B.K.: Dans le cycle conjoncturel (politique anticyclique), on peut le concevoir. Mais cela impose qu’il faille amortir les dettes quand l’économie va bien.

Ceci dit, financer des investissements à long terme par des dettes à long terme ne tient pas la route. Les jeunes auront eux aussi des investissements à réaliser plus tard. Car tout change et se développe. Leur imposer nos dettes, c’est de l’abus de mineur!

T.v.U.: Bien sûr qu’il y a une justification à l’endettement d’un Etat. Si, pour réduire son endettement, un Etat cessait ses dépenses d’investissement, toute la population en pâtirait.

swissinfo: Un Etat peut-il tomber en faillite, être amené à rembourser ses dettes?

B.K.: Jusqu’ici, on n’est pas parvenu à se mettre d’accord sur un principe clair à l’échelle internationale. Mais les Etats sont assez souvent en faillite virtuelle.

Il y a sept ans, la Russie était dans cette situation, l’Asie en 1998 aussi, l’Argentine l’est encore. Ces sont des banqueroutes déguisées. Les autres pays créditeurs renoncent à une partie de la dette et tout recommence.

Quand un Etat est trop endetté, il n’obtient plus de crédit, les banques demandent le remboursement de leurs crédits et les prêteurs obligataires demandent des taux très élevés. Il faut alors augmenter les impôts et licencier du personnel à tout-va. C’est comme cela que l’Etat se reprend, et doit se reprendre.

Actuellement, la fonction publique est dans la rue en Suisse. Elle proteste. Mais si la dette n’est pas réduite et que les banques n’avancent plus d’argent, on pourrait un jour assister à des licenciements massifs. On devra augmenter les impôts, les bons contribuables s’en iront. Un cycle infernal.

T.v.U.: L’Etat ne peut pas tomber en faillite. Ce qu’il peut faire, c’est refuser de rembourser sa dette. Plus personne alors ne lui prête d’argent. C’est donc une approche que jamais aucune institution publique suisse n’adoptera.

Un Etat peut cumuler les déficits ad eternam. Ce qui me préoccupe n’est pas tellement le montant des déficits, mais la ventilation des dépenses. Ce qui m’alarme dans les déficits de la Confédération, c’est qu’ils s’expliquent souvent par des dépenses peu intelligentes…

swissinfo: Selon un sondage du Département fédéral des finances, plus de la moitié des Suisses surestiment le montant de la dette publique. Quelle explication à cela?

B.K.: La préoccupation des citoyens. Au travers des contacts avec les citoyens ordinaires, on constate qu’ils souffrent de la dette. Et qu’ils n’en veulent pas. Ce qui les poussent peut-être à en surestimer le montant. Cette préoccupation est tout à fait raisonnable. Les gens savent qu’ils devront passer à la caisse.

T.v.U.: Un sous-ensemble au moins du monde politique – les radicaux, les libéraux, l’UDC – entretiennent la panique. Ils affirment que la Suisse est très fortement endettée, que la charge fiscale est très élevée. Des ‘conneries’ dans les deux cas! Mais à force de la répéter, les gens finissent par les croire.

Interview swissinfo, Pierre-François Besson

De 1990 à 2002, l’endettement public helvétique a doublé (à 234,8 milliards de francs).
La dette de la seule Confédération est passée de 38,5 milliards à 122,37 milliards. Et à 123,7 milliards en 2003.
Le taux d’endettement public suisse – montant de la dette par rapport au PIB – atteignait 51,4% en 2001 (+66,3% en dix ans).
Il dépassait 71% (+18,9%) chez les Quinze de l’Union européenne et 74% (+19,8%) en moyenne des pays de l’OCDE.

– Selon un sondage du Département fédéral des finances, plus de la moitié des Suisses surestiment la dette de la Confédération. Seuls 35% la jaugent correctement (quelque 124 milliards de francs à fin 2003).

– L’Institut conjoncturel BAK considère que les programmes d’économie 2003 et 2004 de la Confédération déboucheront sur un tassement de la croissance économique de 0,5%, en raison de leur impact sur la demande intérieure.

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