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«Le Soudan est devenu l’une des plus grandes crises humanitaires dans le monde»

Humanitarian Sudan
Des familles soudanaises qui ont fui la guerre au Soudan transportent leurs affaires à leur arrivée dans un centre de transit pour réfugiés à Renk, le 14 février 2024 AFP

Un an après le début de la guerre, un Soudanais sur deux a besoin d’aide humanitaire. Directeur régional pour l’Afrique au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Patrick Youssef appelle au respect du droit de la guerre et plaide pour davantage d’assistance.

Cela fait un an que le Soudan est en proie à une guerre civile sanglante dans laquelle s’affrontent l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide, un groupe de paramilitaires. Les combats ont fait des dizaines de milliers de victimes et quelque six millions de personnes ont été déplacées, une majorité d’entre elles à l’intérieur du pays.

Alors que les yeux du monde sont rivés sur Gaza et l’Ukraine, la moitié de la population soudanaise, soit environ 24 millions de personnes, vit dans l’attente d’une aide humanitaire. Directeur régional pour l’Afrique au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Patrick Youssef est l’un des rares dirigeants du secteur à s’être rendu sur place. Depuis Genève, il appelle au respect du droit international humanitaire et plaide pour davantage d’aide.

swissinfo.ch: De retour du Soudan en novembre dernier, vous tiriez déjà la sonnette d’alarme sur la dégradation de la situation humanitaire dans le pays. Comment a-t-elle évolué depuis?

Patrick Youssef: La situation n’a fait qu’empirer et est en train de se dégrader davantage. Nous sommes face à plusieurs fronts ouverts dans un seul combat entre les forces de l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide autour de la capitale Khartoum, dans le district d’Al-Jazirah (centre-est) et au Darfour (ouest).

Patrick Youssef
Patrick Youssef est l’un des rares dirigeants du secteur humanitaire à s’être rendu au Soudan. Il appelle au respect du droit international et plaide pour davantage d’aide. AFP

Un an après le début du conflit, le Soudan est devenu l’une des plus grandes crises humanitaires pas seulement en Afrique, mais globalement. Malheureusement, ce contexte ne reçoit pas l’attention qu’il mérite.

L’une des plus grandes crises, c’est-à-dire?

On parle de 6 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (population de 48 millions). À mon avis, ce chiffre est en dessous de la réalité vu que les déplacés internes ne sont pas tous et toutes répertoriés par les agences gouvernementales ou humanitaires, qui ne sont pas présentes partout dans le pays.

Il faut ajouter presque 2 millions de réfugiés qui ont fui le pays et des dizaines de milliers de morts et de blessés. D’autres personnes ont été arrêtées, disparues et séparées de leur famille.

La nourriture n’est simplement pas disponible. Le système de santé est à genoux. Ce sont quelques exemples du terrible coût humain de ce conflit.

Une image de votre dernier séjour sur place vous reste-t-elle en tête?

En route pour Khartoum, on s’est arrêté dans la ville de Wad Madani pour faire une pause. Deux enfants se sont approchés et je leur ai demandé ce qu’ils faisaient dehors. Leur réponse a confirmé ce que je craignais. À savoir qu’une grande majorité des enfants ne vont pas à l’école. On parle d’une génération entière qui va avoir de la peine à rejoindre le système éducatif, que ce soit dans des pays voisins ou au Soudan, où la plupart des écoles ont été converties en centres d’accueil pour déplacés internes.

De quoi la population soudanaise a-t-elle besoin?

Le coût humain est très élevé et les civils soudanais ont des besoins urgents qui ne peuvent pas attendre les pourparlers et la cessation des hostilités: de l’aide alimentaire, de l’assistance en matière de santé. Un soutien, tout simplement. La présence d’organisations humanitaires aux côtés des populations vulnérables rassure. Ce n’est malheureusement pas possible aujourd’hui, au vu des complexités sur le terrain et en termes de sécurité.

L’accès reste difficile…

La réponse humanitaire est bien inférieure à ce que j’ai pu connaître dans ma carrière au CICR. Durant les 19 ans que j’ai passés entre le Moyen-Orient et l’Afrique, je n’ai vécu que de très rares cas dans lesquels les humanitaires n’arrivent vraiment pas à obtenir un accès sûr.

Aujourd’hui, si un convoi part de Port Soudan (est) pour Khartoum, il n’atteindra certainement pas sa destination, même avec des routes qui deviennent plus sécurisées. Les tronçons routiers impraticables et l’insécurité rendent impossible l’accès à la capitale et aux régions qui l’entourent, de même qu’au Darfour.

Tous les yeux sont aujourd’hui rivés sur Gaza et sur l’Ukraine. Pendant ce temps, la réponse humanitaire de l’ONU, pour un coût de 2,7 milliards de dollars, n’est financée qu’à 6%. Il faut plus d’argent?

C’est un élément fondamental. Sans financements, les organisations humanitaires n’arrivent pas à monter des projets. Nous ne cherchons pas à saupoudrer de l’assistance. Pour une crise de cette envergure, il faudrait construire avec les autorités locales un système permettant d’acheminer l’aide de façon efficace et peu coûteuse. Celui-ci n’existe malheureusement toujours pas.

Si on regarde les conflits actuels, on a l’impression que le droit humanitaire international est de plus en plus bafoué. C’est le cas aussi au Soudan…

Il est clair au Soudan que le droit n’a pas été respecté, qu’il y a énormément de souffrance et de destruction.

À Khartoum, des millions de Soudanais n’ont toujours pas accès aux infrastructures et services essentiels. 70% de la population dépend de l’agriculture et de l’élevage pour survivre, mais le conflit empêche dans de nombreuses régions l’accès aux terres.

C’est ça le cœur du droit. Avant même de parler de conduite des hostilités, la population a besoin d’eau, d’électricité et d’autres services essentiels.

C’est là-dessus que porte votre dialogue avec les parties au conflit?

Le CICR ne cesse de rappeler qu’il est de la responsabilité des autorités de veiller à ce que les personnes vivant dans les territoires qu’elles contrôlent puissent répondre à leurs besoins essentiels. Elles doivent assurer un approvisionnement suffisant en nourriture et en eau, et permettre l’accès à une aide vitale.

Comment les convaincre de respecter le droit de la guerre?

Il faut être présent à Khartoum ou au Darfour et s’assurer que le dialogue se fait avec les deux parties, qu’elles ont conscience de leur responsabilité juridique en vertu du droit humanitaire international. Il faut aussi être à l’écoute des populations.

Tout commence par le dialogue, par ne pas juger les parties. Il faut connaître les faits et rapporter les actions des troupes au commandement pour qu’il comprenne l’envergure des violations sur le terrain. Le changement commence par le haut. Avec un commandement qui inspire confiance et donne des directives, mais aussi qui émet un air de responsabilité pour gagner la guerre correctement et pas sur les cadavres empilés dans les rues.

Il faut préserver l’humanité dans la guerre. Il n’y a qu’une seule façon de le faire, en respectant les gens qui n’ont pas décidé de rentrer en guerre, donc les populations civiles.

La France accueille une conférence sur le Soudan à Paris le lundi 15 avril, jour du premier anniversaire de la guerre. Le CICR y participe. Quelles sont vos attentes?

Il faut maintenir la pression. Ce type de conférences est nécessaire pour mettre l’accent sur ce conflit et permettre une réponse humanitaire plus généreuse, dont les populations ont besoin. Il faut mettre en avant le financement et bien sûr l’accès dans le pays.

Plus de 1,5 million de Soudanais ont fui vers les pays voisins. C’est important de parler de la situation humanitaire dans ces pays, qui est souvent très fragile. L’afflux de personnes a exercé une pression énorme sur leurs infrastructures d’eau, leurs services de santé et leurs approvisionnements alimentaires.

Aujourd’hui, on ne doit plus juste parler de solidarité avec les Soudanais. Il est essentiel pour la stabilité de toute la Corne de l’Afrique que le pays sorte de crise.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin

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