Des perspectives suisses en 10 langues

Meta prône la liberté d’expression absolue et menace les droits humains

Mark Zuckerberg
Le patron de Meta, Mark Zuckerberg, a annoncé début janvier que son entreprise «se débarrasserait» des vérificateurs de faits aux États-Unis. Copyright 2024 The Associated Press. All Rights Reserved.

En mettant fin à la vérification des faits tout en assouplissant ses politiques de modération aux États-Unis, le groupe Meta risque, comme il l’a fait par le passé, de nuire à des populations déjà marginalisées. L’ONU et l’UE se dressent en rempart.

«Il est temps de revenir à nos racines en matière de liberté d’expression», a déclaré Mark Zuckerberg, patron de Meta, dans une vidéoLien externe publiée le 7 janvier. Citant des années de «pression de la part des gouvernements et des médias traditionnels» ainsi que le début d’une «nouvelle ère» marquant un «tournant culturel», le troisième homme le plus riche du monde a profité de l’investiture imminente, le 20 janvier, du président Donald Trump pour annoncer une série de mesures visant à combattre «la censure», notamment sur Facebook et Instagram.

Ces changements ne concernent pour l’heure que les États-Unis, mais ils suscitent déjà de vives réactions à l’international. En particulier des organisations de défense des droits humains, qui s’inquiètent des conséquences néfastes qu’ils pourraient avoir sur des populations déjà fragilisées.

Mark Zuckerberg a précisé que son entreprise allait se «débarrasser» des vérificateurs de faits – des entreprises de médias reconnues, dont l’Agence France-Presse (AFP) – qu’il juge «trop biaisés». Ces derniers seront remplacés par un système de «notes de la communauté» similaire à celui de la plateforme X, dirigée par Elon Musk, entrepreneur proche de Donald Trump et partisan d’une liberté d’expression absolue. Dans ce système, ce sont directement les utilisateurs et les utilisatrices des plateformes qui mettent en contexte les publications problématiques.

L’entreprise californienne va également modifier la façon dont elle modère le contenu de ses plateformes. Désormais, seules les publications «illégales» ou constituant des «violations graves» des politiques du groupe – liées, par exemple, au terrorisme ou à l’exploitation des enfants – seront automatiquement retirées. Les autres violations devront être signalées par les internautes alors que des restrictions, en rapport notamment à l’immigration ou au genre, seront abandonnées, car «déconnectées du discours dominant».

Des risques réels

«C’est une décision d’une imprudence extrême, estime Deborah Brown, directrice adjointe pour la technologie et les droits humains auprès de Human Rights Watch, une ONG à New York. Je suis réellement préoccupée par l’impact que ce programme pourrait avoir sur les droits humains à travers le monde. Nous savons que la désinformation peut inciter à la violence, à la haine, et même au génocide.»

L’influence des plateformes du groupe Meta – dont font partie Facebook, Instagram, WhatsApp et Threads – est immense. Selon l’entreprise, près de 4 milliards de personnes se connectent au moins une fois par mois à l’un de ses services, soit une moitié de l’humanité.

Or plusieurs enquêtes menées par les Nations unies, des ONG internationales et des gouvernements ont mis en évidence le rôle de Facebook dans la propagation de désinformation et de discours de haine, notamment lors des élections américaines de 2016 et de la pandémie de Covid-19.

Un des exemples les plus emblématiques est celui de la crise au Myanmar en 2017. Unique source d’information pour de nombreuses personnes dans le pays, Facebook avait été utilisé pour encourager la violence contre les Rohingyas. La persécution de cette minorité musulmane par l’armée a été qualifiée de génocide par des enquêteurs de l’ONU. L’entreprise californienne avait elle-même reconnu avoir commis des erreurs.

«Supprimer des discours qui ne respectent pas les normes de la liberté d’expression n’équivaut pas à de la censure», ajoute Deborah Brown, qui s’inquiète d’un manque de transparence sur les effets qu’aura la nouvelle politique du groupe sur la prévalence des discours de haine ainsi que de l’absence d’un plan détaillé concernant la façon dont Meta gérera les risques.

Mark Zuckerberg et d'autres dirigeants lors de l'investiture de Donald Trump
Mark Zuckerberg était en compagnie des fondateurs et dirigeants des principaux géants de la tech, dont ceux de Amazon, Google ou encore X, lors de l’investiture de Donald Trump à Washington, le 20 janvier. EPA/JULIA DEMAREE NIKHINSON / POOL

Voix minoritaires davantage isolées

«La décision de Meta rendra ses plateformes dangereuses pour de nombreuses personnes», craint Stefania Di Stefano, doctorante au Geneva Graduate Institute et experte de la liberté d’expression à l’ère des réseaux sociaux.

Après avoir nommé début janvier Joel Kaplan, un proche du Parti républicain, au poste de responsable de la politique de modération de Meta, le groupe a modifié le 7 janvier déjà ses règles sur le «discours de haine», qu’il appelle désormais «contenu haineux».

Selon la chercheuse, ces nouvelles dispositions, plus vagues, impliquent que «si le ‘discours dominant’ relaie des insultes à l’encontre de certaines catégories de personnes, alors Meta le tolérera sur ses plateformes. Cela revient à supprimer la protection de gens déjà marginalisés.» Parmi eux: les personnes LGBT+, migrantes, ou réfugiées.

Poursuite du dialogue

Les Nations unies cherchent depuis des années à sensibiliser les géants des réseaux sociaux à leurs responsabilités quant au contenu qu’ils diffusent. Des efforts menés notamment dans le cadre du programme «B-Tech» du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, à Genève.

«Dans le milieu des droits humains, nous sommes malheureusement habitués aux hauts et aux bas, indique Scott Campbell, chef de l’équipe droits humains et technologie numérique. Meta avait investi beaucoup de ressources pour réfléchir à ses responsabilités en matière de droits humains, avec des progrès tangibles réalisés. Mais nous sommes très préoccupés par sa récente décision.»

Meta avait lancé son système de vérification des faits en 2016 en réponse aux scandales de désinformation auxquels le groupe était confronté. Il avait par la suite créé un Conseil de surveillance (Oversight Board, en anglais) chargé d’examiner de façon indépendante les décisions de modération sur les plateformes de l’entreprise, qui depuis publie aussi un rapport sur les droits humains.

«Notre approche est de poursuivre le dialogue», ajoute Scott Campbell, qui indique avoir déjà eu une rencontre avec Meta depuis le 7 janvier. «Nous avons exprimé nos vives préoccupations.»

Facebook vs Bruxelles

Mais le cadre international des droits humains n’est pas contraignant pour les entreprises et c’est donc aux États qu’incombe la responsabilité de légiférer.

«Nous plaidons pour que les États instaurent des régulations alignées sur leurs obligations internationales en matière de droits humains. Mais ce n’est pas chose facile. Les lois doivent permettre à tout le monde de participer en toute sécurité sans réduire au silence les opinions dites affreuses mais légales», explique Scott Campbell.

L’Europe fait ici figure de pionnière. Avec en particulier la loi sur les services numériques de l’Union européenne, adoptée en 2022, qui exige des plateformes de réseaux sociaux qu’elles luttent contre la désinformation et les contenus illégaux.

Un manifestant à Bruxelles
Un personne milite en faveur d’une régulation des entreprises du numérique devant la Commission européenne, à Bruxelles en 2020. Copyright 2020 The Associated Press. All Rights Reserved

«La décision du patron de Meta est avant tout politique. C’est un accord tacite avec l’administration Trump de s’aligner sur un ‘laissez-faire’ en matière de modération en échange de quoi le président américain va lutter contre toute forme de régulation venue d’Europe», estime Jérôme Duberry, directeur du Tech Hub et co-directeur de la formation continue au Geneva Graduate Institute.

Le programme de vérification des faits de Meta, qui continuera d’exister en dehors des États-Unis, est coûteux pour l’entreprise. Elle pourrait donc chercher à harmoniser ses pratiques à l’échelle mondiale afin de réaliser des économies. Mais le groupe pourrait alors se heurter aux limites fixées par le cadre européen, qui prévoit de lourdes amendes en cas de non-respect.

«Le test sera de voir si l’Union européenne applique avec fermeté sa réglementation ou si, au contraire, elle fait preuve de souplesse», indique Stefania Di Stefano. Dans un contexte politique tendu en Europe et face à un Donald Trump protectionniste et imprévisible, il n’est pas certain que les pays européens s’engagent dans un bras de fer avec l’un des poids lourds de l’économie américaine.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin

La Genève internationale est un monde en soi. Abonnez-vous à notre newsletter pour suivre au plus près le travail de nos journalistes sur place.

Les plus appréciés

Les plus discutés

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision