La Suisse et les États-Unis, des républiques sœurs
À première vue, les États-Unis et la Suisse semblent être des pays bien différents. Cela est étonnant si l’on se penche sur leur passé commun: les deux États ont en effet des systèmes politiques très voisins.
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Les mondes politiques, économiques et culturels des deux côtés de l’Atlantique entretiennent des liens privilégiés depuis que la Confédération suisse est devenue une fédération d’États souverains en 1648 et que la Grande-Bretagne a établi ses colonies sur la côte Est de l’Amérique du Nord. Si l’on examine ces relations à la lumière d’approches philosophiques et constitutionnelles spécifiques, du XVIIe siècle à nos jours, on peut détecter un «système circulatoire atlantique des conceptions de l’État moderne». Ce concept a été forgé par le célèbre spécialiste suisse de droit public et d’histoire constitutionnelle Alfred Kölz (1944-2003), et il est étonnant de constater avec quelle régularité la Suisse et le pays qui allait devenir les États-Unis, ont continué de servir de modèle l’un à l’autre. Ce n’est qu’au cours des dernières décennies que la relation s’est distendue.
La souveraineté populaire défendue par Rousseau se heurte au scepticisme
Pour les élites intellectuelles américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, la tradition anglaise, notamment la notion de liberté relative et de parlementarisme, devient importante. Outre le philosophe anglais John Locke (1632-1704) et le français Montesquieu (1689-1755), d’autres classiques des Lumières en Europe et du droit naturel s’imposent dans le cadre des débats politiques: c’est notamment le cas des représentants de l’École romande du droit naturel comme Jean-Jacques Burlamaqui (1694-1748) et Emer de Vattel (1714-1767).
Cependant, l’influence du Genevois Jean-Jacques RousseauLien externe (1712-1778), avec son concept de souveraineté populaire, s’avère limitée. Le scepticisme à l’égard de la volonté populaire et d’une trop grande égalité se manifeste plus tard dans la constitution fédérale américaine à travers l’instauration de grands électeurs (collège électoral) pour élire le président. Les Pères fondateurs se méfient foncièrement du peuple et ce système permet aux grands électeurs de pouvoir renverser le vote populaire si les masses venaient à se laisser emporter par la passion et élire le mauvais président, un perfide séducteur de foule par exemple.
La révolution américaine, fruit du siècle des Lumières en Suisse
Les représentants de l’École romande du droit naturel s’intéressent particulièrement à la lutte pour le droit naturel moderne qui, dans son essence, signifie que tout être humain dispose de droits naturels dès sa naissance. Ces réflexions nourrissent le siècle des Lumières en Suisse et conduisent à des prises de position sur les droits de l’homme et du citoyen, ainsi qu’à un ordre fondamental démocratique. Les enseignements de l’École romande du droit naturel jouent un rôle important dans le mouvement d’indépendance et la révolution nord-américaine. Les pères de la Constitution américaine, Thomas Jefferson, James Madison et John Adams, étudient les ouvrages des représentants de l’École et adoptent les principes modernes du droit naturel ainsi que la «conception humaniste de l’homme». On les retrouve dans la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776:
«Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes: tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.» Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776
La référence au droit naturel moderne et à la conception humaniste de l’homme a également façonné la première déclaration écrite des droits de l’Homme au monde, la «Déclaration des droits de l’État de Virginie» du 12 juin 1776, dont le premier article proclame: «Tous les hommes naissent naturellement et également libres et indépendants, et possèdent certains droits inhérents dont ils ne peuvent pas, lorsqu’ils entrent dans l’état de société, priver ou dépouiller leur postérité. Ce sont: la jouissance de la vie et de la liberté, l’accession et le droit à la propriété, la recherche et la jouissance du bonheur et de la sécurité.»
À la fin du XVIIIe siècle, pendant la guerre d’indépendance contre les Britanniques, les États-Unis utilisent pour la première fois le terme de «républiques sœurs» pour qualifier leur rapport avec la Suisse. Ils comparent ainsi leur guerre d’indépendance contre la Couronne britannique à l’existence, alors certes idéalisée, d’une république confédérée dans une Europe par ailleurs monarchiste.
La révolution américaine, un élan pour les révolutions française et helvétique
La Révolution française marche dans les pas de l’évolution constitutionnelle américaine avec sa «Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen» du 6 août 1789. Dans son article 1, elle définit le droit naturel moderne comme étant la base de tout: «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.». Avec l’article 6, l’Assemblée constituante fait référence au concept de souveraineté populaire cher à Rousseau: «La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation.»
Au cours de la Révolution française, des projets de constitution incluant des éléments de démocratie directe sont présentés et deviennent des points de référence importants pour l’évolution de la Suisse, mais pas encore pour les États-Unis. La courte période de la Révolution helvétique (1798-1803), inspirée par les pratiques politiques des révolutions américaine et française, pose les bases du débat démocratique en Suisse.
La Constitution américaine, modèle de la Constitution fédérale suisse
La Constitution fédérale suisse de 1848 reprend ensuite des éléments importants de la Constitution américaine de 1787/1789. Les droits fondamentaux de l’homme sont inscrits dans celle de la Suisse, comme dans la Déclaration des droits des États-Unis (Bill of Rights). De même, la Confédération suisse instaure la séparation des pouvoirs en 1848. Cependant, elle renonce à recourir à la toute-puissance d’un seul président, et répartit le pouvoir de l’exécutif entre sept membres libéraux. Aux États-Unis, l’exécutif (le président) est élu indirectement par le peuple (confirmé par les grands électeurs évoqués précédemment) encore de nos jours; en Suisse, il l’est par le corps législatif. Au départ, la composition du Conseil fédéral suisse privilégiait l’intégration des différentes parties du pays et des régions linguistiques. D’autres modifications ont permis de battre en brèche la prétention des libéraux à représenter seuls le pays et d’inclure également des conservateurs et des sociaux-démocrates dans l’exécutif. Le point culminant de cette évolution est la «formule magique» de 1959, qui complète le système de concordance suisse et peut être décrite comme un modèle de réussite.
En Suisse, le pouvoir législatif, formé par le Conseil national et le Conseil des États, est une copie du système bicaméral américain. L’impulsion définitive est donnée par le philosophe suisse le plus influent du XIXe siècle, Ignaz Paul Vital Troxler (1780-1866). Lors de la réforme fédérale de 1848, Troxler prend une part décisive dans les discussions sur le renouvellement des institutions fédérales. Il défend depuis longtemps l’idée d’un état fédéral avec un système bicaméral calqué sur le modèle américain. Son manifeste «La constitution des États-Unis d’Amérique comme modèle pour la réforme de l’État fédéral suisseLien externe» (Die Verfassung der Vereinigten Staaten Nordamerikas als Musterbild der schweizerischen Bundesreform) surgit dans les délibérations de la Commission chargée du projet probablement grâce à l’un de ses anciens élèves. Son idée devient réalité et Troxler façonne ainsi l’État fédéral suisse selon le modèle américain. La Suisse renforce le pluralisme des partis à partir de 1919 en instaurant le scrutin proportionnel pour le Conseil national, une étape que les États-Unis n’ont jamais franchie.
Le pouvoir judiciaire est représenté par les membres de la Cour suprême américaine, qui sont nommés par le président avec l’approbation du sénat. Élus à vie, ils sont régulièrement instrumentalisés à des fins politiques. La Suisse a pris un chemin différent, instituant la nomination des membres du Tribunal fédéral par l’Assemblée fédérale à la représentation proportionnelle des partis.
Comme évoqué précédemment, les pères de la Constitution américaine sont sceptiques à l’égard de Jean-Jacques Rousseau et rejettent son concept de souveraineté populaire. Ils se méfient donc également de toute forme de participation poussée de la population dans le cadre du principe démocratique. Reprenant plus directement la tradition utilitariste anglaise, le libéralisme lockien s’est donc mieux établi outre-Atlantique. Mais à la fin du XIXe siècle, la Suisse redevient une importante source d’inspiration pour les États-Unis, notamment en matière de démocratie directe.
Le mouvement populiste américain, vecteur d’une démocratie directe «à la Suisse»
Après l’instauration du référendum (1874) et de l’initiative populaire (1891) au niveau fédéral en Suisse, ces formes de démocratie directe font l’objet de discussions intensives et les États-Unis ne font pas exception. Vers la fin du XIXe siècle, le mouvement populiste (Populist Movement) américain souligne l’évolution constitutionnelle très semblable en Suisse et aux États-Unis et appelle à plus de démocratie directe, sur le modèle de la Suisse. Les «populistes» de l’époque sont principalement des représentants du Midwest agricole qui souhaitent freiner le pouvoir croissant des grandes entreprises et des banques. En 1892, ils fondent un parti politique, le Parti populiste (People’s Party). Leurs revendications pour une plus grande participation politique et l’affaiblissement du big business font écho aux intérêts de nombreux Américains. Le parti connaît un succès retentissant lors des élections de 1892, menaçant de briser le système bipartite aux États-Unis qui découle du scrutin majoritaire. Lorsque le parti décide cependant de former une coalition avec les démocrates en 1896, il perd rapidement de son influence. Les discussions relatives à la démocratie directe en Suisse n’en ont pas moins un résultat notable: près de la moitié des cinquante États fédérés américains introduisent une forme de référendum et d’initiative. Cependant, l’instauration d’une démocratie plus directe au niveau fédéral n’a jamais abouti.
Il serait certainement pertinent pour la culture démocratique américaine de renouer ses anciennes relations avec sa «république sœur», la Suisse, et d’encourager à nouveau les échanges fructueux. Les deux républiques se doivent beaucoup et le processus d’apprentissage n’est pas encore terminé.
René Roca possède un doctorat en histoire, enseigne au lycée et dirige l’institut de recherche sur la démocratie directe (www.fidd.chLien externe)
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