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Gilbert Bécaud a rejoint le «palais de silence»

Monsieur 100 000 volts était aussi un mystique révolté. Keystone Archive

Gilbert Bécaud est décédé mardi. Sa silhouette manquera à la station valaisanne de Crans, et ses chansons à nos oreilles comme à notre coeur.

Bécaud, ça se résume comment? Plus de 50 ans de carrière, des centaines de chansons, dont certaines ont connu une carrière internationale («Je t’appartiens», «Et maintenant», «Le jour où la pluie viendra», un opéra dont il était très fier «L’opéra d’Aran», une comédie musicale («Madame Rosa») et, sur scène, une personnalité éclatante et ravageuse: les fameux fauteuils brisés de l’Olympia s’en souviennent encore.

Il y eut d’abord le pianiste virtuose, qui tâta de la chanson en accompagnant Jacques Pills et Edith Piaf. Puis c’est la chanson qui s’empara de lui. Ses paroliers majeurs s’appelèrent Amade, Vidalin, Aznavour, Delanoë, Lemesle. Ils lui brodèrent un univers qui, grâce au tempérament de sa musique, n’appartenait à personne d’autre.

Qu’on se souvienne de cette incroyable «Vente aux enchères» (Vidalin), des odorants «Marchés de Provence» (Amade), de la magnifique solitude du «Desperado», de la gravité de «Mes mains» ou de la tendresse de «Nathalie» (Delanoë), une Nathalie qui aujourd’hui, dans les frimas moscovites, doit se sentir bien seule.

Des hauts, des bas

Alors bien sûr, il y eut aussi d’autres oeuvres, plus faibles. A partir des années 80, Bécaud s’égara parfois, tenta maladroitement de rattraper la mode, alors qu’il valait mieux que ça. Son image en souffrit: en matière de reconnaissance médiatique, il n’atteignit pas les altitudes de Brel ou de Brassens, plus rigoureux. Pourtant, la bête de scène restait incroyable, les 100.000 volts intacts, et, ces dernières années, les nouvelles orchestrations de ses chansons faisaient éclater leur modernité.

Atteint d’un cancer, Bécaud avait publié en 1999 «Faut faire avec», grave et néanmoins positif: Bécaud préférait le verre à moitié plein qu’à moitié vide. Il venait de terminer un nouvel album, intitulé «Mon Cap». Sa voix nous reviendra donc.

Marié deux fois, Gilbert Bécaud était père de six enfants. Il partageait sa vie entre une propriété dans le Poitou, une maison en Corse, une péniche amarrée en région parisienne, et son chalet de Crans-sur-Sierre.

Un mystique révolté

Bécaud s’est fait la malle à l’âge de 74 ans. Avec à l’intérieur de cette malle son costard bleu, sa cravate à pois, son piano à queue et un bon morceau de mon enfance. Parce qu’à l’heure du culte ou de la messe, chez moi, c’était plutôt Bécaud – et Brassens – qu’on écoutait.

Même si Bécaud disait parfois des choses «étranges» pour le dimanche: ainsi dans «Kyrie», on ne sait si l’amour qu’il portait à Sœur Marie, une «petite sœur du Carmel»» était aussi vertueux que la morale l’eût voulu. Ainsi ce sacré Charlie, qui n’irait pas au paradis parce que son regard pour une autre Marie était chargé d’un désir qui n’était pas spécialement chrétien.

Dieu et la mort hantent le répertoire de Gilbert Bécaud: «Je t’appartiens» bien sûr, «Kyrie» et «Charlie, t’iras pas au paradis», mais aussi «Les Croix», «La première cathédrale», «T’es venu de loin», «Le ciel», «Dieu est mort»…

Il y a moins de deux ans, je lui avais demandé pourquoi une telle persistance: «Je ne sais pas… vous savez, ce sont les mécréants qui ont écrit les plus beaux chants liturgiques. Disons que Dieu, ou ce que vous voulez qui s’y rattache, est très inspirant. D’ailleurs on en parle depuis des siècles et des siècles!» avait-il répondu.

Alors Bécaud, croyant ou révolté? «Je suis un peu en colère contre Dieu. D’abord je n’aime pas trop employer ce mot-là: ça a un côté ‘suprématif’. Je suis en colère à cause de tout ce qu’on voit: des enfants qui se font mitrailler, des femmes enceintes qu’on éventre. Je suis un peu inquiet en me demandant à quoi ça sert, Dieu. Il ne pourrait pas faire un petit signe? C’est la drogue du pauvre, je sais, mais quand même. Je voudrais que ça se manifeste un peu plus fort. Nous les pauvres humains, on ne compte que pour le magnifier. Mais je me pose toujours cette question: quand Dieu prie… qui prie-t-il?»

Des graves et des aiguës

Oui, Bécaud pouvait être très éloigné de l’image du bateleur superficiel que certains avaient de lui. Lors d’un «soundcheck», je l’entendis un jour dire à ses techniciens: «Il me faut des graves et des aiguës, le milieu, j’aime pas!» Bécaud parlait de son. Mais la phrase aurait pu tout aussi bien évoquer son attitude face à la vie.

«Souvent je pense que dans ton immense palais de silence on doit être bien», chantait-il dans «Je t’appartiens».On le lui souhaite. Et les autres habitants seront encore mieux avec le piano de François Sillly, né à Toulon le 24 octobre 1927. On espère simplement que le compositeur de «Je t’appartiens» saura faire passer son message – sa joie de vivre et sa colère – auprès du propriétaire des lieux.

Bernard Léchot

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