Heinrich Anacker, le poète suisse de l’Allemagne nazie
Fils d’une famille bourgeoise du canton d’Argovie, Heinrich Anacker fut le principal poète d’Adolf Hitler. Il finit ses jours oublié et en exil, sans n’avoir jamais cessé de croire au nazisme.
Le «plus grand poète suisse» du XXe siècle a connu une fin tragique. Le 14 janvier 1971, en trébuchant sur de la glace dans une rue de Wasseburg, un village situé sur la rive allemande du lac de Constance, Heinrich AnackerLien externe se tape la tête au sol, provoquant une hémorragie cérébrale. «Le médecin lui a fait une injection et il est ensuite décédé sans douleur», a raconté laconiquement sa femme.
Lors des funérailles, aucun journal n’a publié la nouvelle. Aucun politicien local n’a envoyé de message de condoléances à la veuve. Le drapeau de la mairie n’a pas été mis en berne. Le monde a semblé soulagé de sa disparition. Après tout, le Suisse était une persona non grata. Connu comme le «poète du mouvement», le «poète du front brun» ou encore le «poète de la SA», Heinrich Anacker a emporté dans l’oubli, lors de sa disparition, son œuvre, parmi laquelle une centaine de poèmes écrits en hommage à Adolf Hitler.
Heinrich Anacker était un poète prolifique. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a publié 22 livres de poésie en Allemagne, dont beaucoup ont été tirés à plusieurs reprises. De nombreux poèmes ont également fini par être mis en musique dans des marches militaires telles que Von Finnland bis zum Schwarzen Meer (De la Finlande à la mer Noire), qui glorifiait l’opération d’invasion de l’Union soviétique lancée le 22 juin 1941.
Origine bourgeoise
Mais lorsqu’il écrit ses premiers poèmes, à l’âge de quinze ans, ce qui l’inspire le plus, ce sont les thèmes de la nature, de la jeunesse et de l’amour. Heinrich Anacker naît le 29 janvier 1901 à Buchs, un village du canton d’Argovie, où ses parents possèdent une presse d’imprimerie et une usine d’emballage. Georg Anacker, le père, est originaire de Leipzig, en Allemagne, mais était devenu citoyen suisse en 1917, ce qui confère à son fils la nationalité suisse.
Un an avant de terminer ses études, en 1921, le jeune Anacker réussit à publier son premier recueil de vers dans une petite maison d’édition locale: Klinge, kleines Frühlingslied (Lame, petite chanson de printemps). La même année, il commence des études de littérature et de philosophie à l’Université de Zurich, qu’il quitte sans les terminer en 1923. Il s’inscrit ensuite à l’Université de Vienne, où il a son premier contact avec le nazisme par le biais d’associations étudiantes conservatrices. «J’avoue que, sous l’impression de la misère de l’inflation et de la division du peuple en partis et classes hostiles, je me suis senti interpellé dans mon enthousiasme juvénile par la synthèse des idées nationales et sociales que j’y ai rencontrées pour la première fois», déclarera le poète devant la Justice allemande en 1948.
En 1925, Heinrich Anacker retourne à ses études à Zurich et à sa femme, la fille d’un boulanger, Emmy Anacker, qu’il avait rencontrée en 1921 lors d’un bal d’étudiants. Lors d’un entretien avec le critique littéraire et journaliste Charles Linsmayer en 1984, Emmy lui a confié qu’elle «était tombée amoureuse d’un jeune poète, issu d’une bonne famille».
Dans sa jeunesse, Anacker est inspiré par des poètes romantiques comme Heinrich Heine ou Joseph von Eichendorff, «ce qui est facilement reconnaissable dans ses poèmes», explique Charles Linsmayer. «Il admirait également l’écrivain Hermann Hesse, qui vivait en Suisse à l’époque. Il lui a même rendu visite à Montagnola, dans le canton du Tessin, et lui envoya des lettres, mais qui, selon mes informations, n’ont jamais reçu de réponse.»
Même pendant son séjour en Suisse, Heinrich Anacker continue de s’intéresser au national-socialisme. En 1927, il se rend en Allemagne pour assister au rassemblement de Nuremberg, la réunion nationale du NSDAP. Sa fascination pour le parti nazi est déjà grande. «Il a une fois entendu Hitler parler et a été assez impressionné. Il m’a rapidement dit que c’était l’homme qui allait sauver l’Allemagne», déclara Emmy Anacker plus de dix ans après la mort de son mari.
Adhésion au NSDAP
Après avoir suivi un cours d’art dramatique, Emmy s’installe en 1928 à Döbeln, en Saxe, où elle a trouvé un engagement. Elle est bientôt rejointe par son mari, qui finit par abandonner définitivement ses études à l’Université de Zurich. Le 1er décembre 1928, il adhère à la section locale du NSDAP avec le numéro d’enregistrement 105.290 et peu après à la SA. Jusqu’alors, il dépendait financièrement de l’aide de ses parents. En 1931, il avait publié cinq autres recueils de poèmes, mais qui avaient été mal accueillis du public. «Il s’agissait de vers conventionnels sur la jeunesse, l’amour, la patrie, la nature et des randonnées, qui ont probablement été publiés à compte d’auteur et que les critiques de l’époque considéraient comme banals», explique Charles Linsmayer.
En Allemagne, Heinrich Anacker se rapproche d’auteurs et d’intellectuels nazis. Il rencontre notamment des dirigeants du NSDAP comme Julius Streicher, professeur et rédacteur en chef du journal nazi Der Stürmer, qui fera partie de la machine de propagande du parti et qui en sera le principal promoteur. Selon sa femme, sa première et unique rencontre personnelle avec Hitler a eu lieu en 1933. «Mon mari prenait le train en direction de Nuremberg pour assister à la réunion du parti. Il était dans le couloir de la voiture quand Hitler est soudainement passé pour aller au restaurant. Il s’est alors arrêté et l’a salué en disant ‘Ah… vous êtes Anacker’», a-t-elle raconté en 1984.
À cette époque, le poète suisse jouissait déjà d’une certaine renommée en Allemagne. En 1932, Heinrich Anacker publie son premier recueil de poèmes politiques – Die Trommel (Le Tambour) – pour la maison d’édition de la SA. L’auteur y a complètement changé son fusil d’épaule et a davantage thématisé les changements vécus par le pays. «La révolution fasciste était entrée en Allemagne au rythme des chants d’Anacker et les paroles, avec leur savant mélange d’endoctrinement politique, d’agressivité et d’éloge de la nature, ont fait leur effet dans l’esprit des Allemands», analyse Charles Linsmayer.
En 1935, Heinrich Anacker est invité à rejoindre le Cercle culturel de la SA, qui réunit les membres du groupe actifs dans la production culturelle lors de réunions et de débats, et le Sénat de la culture (Reichskultursenat), composé de 15 membres choisis pour leur importance dans la vie culturelle de l’époque. Cet organisme avait été créé par le ministre allemand de la Propagande, Joseph Goebbels, qui recevait déjà le poète suisse en audience pour discuter de littérature et de l’élaboration de marches militaires, comme le montrent les différents passages de son journal intime. «Je publie avec Schweitzer, Schirach et Anacker, le livre des SA pour Noël avec le titre ‘Le soldat inconnu des SA. Un bon camarade pour les soldats d’Hitler», écrit le ministre de la propagande le 30 octobre 1929.
Lauréat du «Nobel nazi»
Le poète suisse avait déjà publié cinq livres de poésie en 1936 lorsqu’il reçoit des mains d’Alfred Rosenberg, l’idéologue en chef du nazisme, lors de la journée du parti à Nuremberg en 1936, le «Prix NSDAP pour l’art et la science». Il partage ce prix important dans l’Allemagne de l’époque avec le professeur et lauréat du prix Nobel de physique Lenard Heidelberg.
Malgré son engagement politique en Allemagne, Heinrich Anacker conserve la nationalité suisse jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en 1939. Cependant, cela lui posait un problème, comme il l’a expliqué à Justice après la guerre.
«Je suis né en tant qu’Allemand, mais j’ai perdu ma nationalité en raison du processus de naturalisation de mon père, et ce contre ma volonté, car je me suis toujours senti allemand, écrit-il aux autorités en 1948. Compte tenu de mon engagement passionné pour le peuple allemand, il aurait été tout simplement incompatible avec mon sens de l’honneur et de l’amour-propre de me placer sous la protection confortable d’une nationalité étrangère.»
Le 11 décembre 1939, le gouvernement du canton d’Argovie déclare que Heinrich Anacker et son épouse ont renoncé à leur nationalité suisse.
Poète-soldat
En 1941, il est enrôlé dans l’armée allemande. Cependant, malgré la pénurie de soldats due aux difficultés sur les différents fronts, l’Allemagne lui permet de continuer à jouer son rôle de poète du parti. Vêtu d’un uniforme de soldat, il rend visite aux troupes sur différents fronts, dans les bunkers et récite ses poèmes devant un public de soldats. Il va en France, en Russie et même dans la Norvège occupée, publiant des livres par la suite. «Il était comme un correspondant de guerre, mais il écrivait des poèmes sur ce qu’il voyait. Il n’a jamais écrit de prose», raconta sa femme. Ce n’est que lorsque la guerre est pratiquement perdue que l’armée l’a fait travailler comme aide-soignant pour transporter les soldats blessés.
Les poèmes de Heinrich Anacker ont considérablement changé pendant la guerre. Si, au début, ils ont contribué à la mobilisation générale des soldats, à la justification de la guerre et à la croyance absolue dans les qualités du «Führer», à partir du moment où les défaites sur le champ de bataille ont commencé à se succéder et où les villes allemandes ont été bombardées, leur thème a changé: le poète a alors commencé à appeler à la persévérance.
Le 23 avril 1945, Heinrich Anacker est capturé en Bavière par l’armée américaine. Dans l’interview accordée à Charles Linsmayer, sa femme raconte qu’il a même profité de ses mois dans le camp de détention pour faire des rimes. «Les soldats américains demandaient les poèmes qu’il écrivait à la main et les envoyaient chez eux», racontait-elle, laissant entendre qu’ils étaient impressionnés de trouver un poète célèbre. À la fin de l’année, il est libéré, mais ne retourne pas dans sa maison à Berlin, confisquée par les Russes. Il va donc vivre chez des parents à Salach, un village du sud de l’Allemagne.
«Il ne savait rien»
Selon les documents de la Cour de justice de Göppingen, responsable des procédures de dénazification à l’encontre des partisans du régime vivant dans la région, Heinrich Anacker a été condamné le 6 octobre 1948, en tant que «collaborateur à bas niveau de culpabilité», à six mois d’emprisonnement avec sursis. Mais un an plus tard, la cour supérieure de l’État du Bade-Wurtemberg réduit sa peine en le considérant seulement comme un «collaborateur» («Mitläufer» en allemand), ce qui représente pratiquement une amnistie, puisque c’est la condition de la plupart des Allemands qui ont participé à la machine du parti nazi.
Pendant le procès, Heinrich Anacker se dit innocent en déclarant que sous le IIIe Reich, il s’est limité à écrire des poèmes, n’ayant jamais pris part à des persécutions ou à des actes d’agression. Il était également totalement inconscient des horreurs du nazisme. «Parmi les camps de concentration, je ne connaissais que l’existence de Dachau et d’Oranienburg. Je n’étais pas du tout au courant des conditions qui y régnaient. Je n’ai appris les crimes qui y étaient commis que par la presse, lorsque j’étais interné», déclare-t-il aux autorités de Göppingen.
Il a néanmoins avoué que jusqu’aux derniers jours de la guerre, il croyait encore en Hitler. «En avril 1945, lorsque j’étais brancardier et que j’ai connu la terrible misère des réfugiés, j’ai dû me rendre compte qu’il n’y avait presque aucun espoir de gagner la guerre. Je me suis donc constamment débattu avec la question suivante: comment Dieu pouvait-il permettre qu’en fin de compte, ce ne soit pas la justice mais la supériorité matérielle de l’autre camp qui ait conduit à sa victoire? J’étais tellement loin de l’idée que l’Allemagne était coupable ou en partie responsable de la catastrophe», a-t-il déclaré en août 1948 au tribunal de Göppingen.
En 1955, Heinrich et Emmy Anacker (le couple n’a pas d’enfants) s’installent à Wasserburg, un village situé dans le sud de l’Allemagne, sur les rives du lac de Constance, avec vue sur la Suisse. La propriété à Berlin a été vendue et avec l’argent, ils achètent un terrain, où ils construisent. Quelques années plus tard, Heinrich Anacker, enfant unique, acquiert son indépendance financière en héritant de ses parents en Suisse.
Depuis sa naturalisation, Heinrich Anacker n’a plus aucune relation avec son pays d’origine. Même entre 1928 et 1945, le poète n’a eu aucun contact avec les «Frontistes », le mouvement national-socialiste en Suisse. Il ne s’est pas non plus associé à des écrivains suisses ou à d’autres intellectuels. Dans son interview à Charles Linsmayer, sa femme a déclaré que son mari «considérait la Suisse comme un pays qui devait vivre sa propre vie».
Persona non grata
La Suisse, en revanche, voyait les choses différemment. Des documents officiels montrent que Heinrich Anacker a présenté plusieurs demandes d’entrée dans le pays, affirmant qu’il devait rendre visite à ses parents ou à sa belle-famille pour cause de maladie et régler des procédures administratives liées à l’héritage. La plupart des demandes ont été rejetées. «La demande d’entrée sur le territoire de ce partisan notoire du national-socialisme est considérée comme extrêmement malvenue. Nous refusons de lui ouvrir les frontières, même pour une courte période, et avons décidé de rejeter toute autre demande», écrivait le Ministère public de la Confédération en 1948.
Pendant des années, les autorités suisses campent sur leur position. «L’engagement du requérant dans le national-socialisme allemand de l’époque et son comportement indigne ultérieur à l’égard de son ancienne patrie ne peuvent être négligés. À Aarau, même un séjour de courte durée de Heinrich Anacker suscite le mécontentement. À notre avis, sa présence dans son ancienne ville natale n’est pas pertinente», écrit la police cantonale argovienne en 1953.
Isolé et oublié dans sa maison de Wasserburg à partir des années 1950, Heinrich Anacker continue de se consacrer à sa seule passion: écrire des poèmes. L’argent de l’héritage lui permet même d’engager une secrétaire pour taper ses travaux et les archiver. En 1951, il paie pour publier à petit tirage ce qui sera son dernier livre: Goldener Herbst (Automne doré), qui, comme le titre l’indique, rassemble des poèmes inspirés par cette saison. Heinrich Anacker a également photographié des scènes dans la région du lac de Constance et les a publiées à compte d’auteur sous forme de cartes postales. La seule œuvre du poète qui trouve encore un certain écho est une chanson de marin de 1940, Antje mein blondes Kind (Antje, mon enfant blonde), dont il a écrit les paroles et qui lui assure le paiement de droits d’auteur jusqu’à la fin de sa vie.
Jusqu’à sa mort, par une froide journée d’hiver en janvier 1971, Heinrich Anacker a écrit des milliers de poèmes. Ils étaient tous soigneusement rangés dans des boîtes en bois qui, après un conflit juridique avec une association d’extrême droite, ont été envoyées aux Archives de la littérature allemande à Marbach, où elles sont conservées jusqu’à ce jour. La plupart de ses travaux n’ont jamais été lus ou publiés. Lors d’une visite à sa veuve à Wasserburg en 1984, le critique Charles Linsmayer avait appris d’elle que son mari avait cru à ses convictions politiques jusqu’à son dernier jour. «Oui, c’était un national-socialiste, déclarait-elle. Mais aussi un homme qui n’a jamais retrouvé sa place. C’était une personne brisée de l’intérieur, qui ne pouvait pas comprendre l’effondrement du pays.»
Charles Linsmayer a publié son article, le premier sur Heinrich Anacker, dans le journal Badener Tagblatt les 3 et 10 mai 1986. Une version actualisée a été republiée dans Der Bund du 21 janvier 1995. Interrogé par swissinfo.ch, Charles Linsmayer souligne que son étude de la vie et de l’œuvre de Heinrich Anacker était basée sur des intérêts purement littéraires, historiques et sociologiques et qu’il n’a jamais eu l’intention de faire quoi que ce soit pour une éventuelle gloire posthume.
Heinrich Anacker, avec ses vers de propagande chauvins, peut être considéré comme l’un des poètes suisses les plus publiés. «Et aussi un exemple qui donne à réfléchir sur la façon dont une littérature sans succès peut être utilisée par des politiciens sans scrupules à des fins criminelles», estime Charles Linsmayer.
Traduction du portugais: Olivier Pauchard
Olivier Pauchard
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