1954: l’improbable «œuf de colombe»
«Ça a fait l’effet d’une bombe»! Il y a 70 ans, les initiatives Chevallier pour réduire les dépenses militaires sonnaient comme une «remise en cause de l’ordre politique dominant» de la Suisse de la guerre froide. Dimitri Martić revient sur ce fugitif élan pacifiste, vite bâillonné par un contre-feu militariste intensif – «matériel et spirituel» – aux effets durables.
Lausanne, Pâques 1954. Le 14 avril, dans les colonnes du journal satirique Le Bon Jour de Jack Rollan, l’écrivain, journaliste et homme de radio Samuel Chevallier (1906‑1969) lance une initiative populaire pour «une trêve de l’armementLien externe» et une réduction temporaire de moitié des dépenses militaires. Aussi dite «de l’œuf de colombe», l’initiative prévoit d’affecter les économies ainsi réalisées à de nouvelles dépenses sociales, ainsi qu’à la reconstruction de l’Europe. Déposée à la Chancellerie fédérale huit mois plus tard, munie de plus d’une fois et demie le nombre de signatures nécessaire, celle-ci est invalidée par le Parlement en décembre 1955, et le texte n’est pas soumis au vote des citoyens.
Cette décision entraîne le lancement de deux nouvelles initiatives scindant le contenu de la première en deux propositions distinctes, et patronnées par un comité formé par des pacifistes de l’ensemble du pays. Presque aussitôt déposées, celles-ci seront retirées par leurs instigateurs à l’automne 1956, en réaction à l’intervention de l’Union soviétique en Hongrie, qui sonne le glas de la courte période de Détente des relations internationales qui avait favorisé la percée du mouvement.
Méconnue, la brève histoire de cet élan pacifiste est intéressante à plusieurs titres: au milieu d’années 1950 verrouillées par la «Défense nationale spirituelle», ces initiatives apparaissent comme une remise en question singulière et révélatrice de l’ordre politique dominant de la Suisse de la Guerre froide. Dirigées contre l’institution militaire, elles témoignent du rapport contrasté de la population à l’armée durant l’après-guerre, loin du lieu commun d’union sacrée qui imprègne la mémoire collective. Enfin, elles ont suscité une intensive contre-offensive militariste, dont les conséquences ont durablement marqué l’espace politique national.
Brider la progression de l’État social
Aidé par l’atmosphère créée par la Guerre de Corée (1950-1953), le Conseil fédéral met en œuvre un ambitieux programme d’armement au début des années 1950. Outre la modernisation de l’armée, la majorité de droite du gouvernement poursuit un double objectif financier et politique à travers ces investissements: absorber les excédents budgétaires liés à la haute conjoncture pour éviter l’inflation et, surtout, contenir le développement de l’État social. Ainsi, si le fait de rassembler les enjeux des dépenses sociales et militaires semble répondre à un instinct pacifiste pour Chevallier, il correspond, en haut lieu, à une stratégie conservatrice bien rodée. A l’époque, le Département militaire fédéral (DMF) émarge à hauteur de quelque 40% au budget de la Confédération, dont la politique sociale est bien mince. Récemment conquise par le mouvement ouvrier, la toute jeune AVS est encore régulièrement attaquée.
«Tout ça se discute au franc près», remarquait Chevallier en février 1954, dans le premier d’une série d’articles sur le sujet. Et d’ajouter avec piquant: «Mais quand il s’agit de canons, Messeigneurs! On vous dit: C’est tant. Un milliard quatre cents millions. Les experts l’ont dit. Qui discute est un communiste. Un qui n’a pas le droit de regarder Guillaume Tell en face. N’y a-t-il vraiment rien à faire contre cette absurdité-là?» (Le Bon Jour, 16.02.1954Lien externe). Intitulée «Le scandale du froid», cette première diatribe contre les dépenses militaires fait écho à la célèbre «insurrection de la bonté», lancée quelques jours plus tôt par l’abbé Pierre à Paris. En France, une triste série de morts de sans-abri dans les rues met alors en évidence les problèmes sociaux liés au logement, qui apparaissent comme un frappant contraste à la croissance économique et au développement de la société de consommation en Europe occidentale.
«On vous prévient, c’est criminel de s’attaquer au militaire!», ironisait Gilles dans une chanson consacrée à «l’œuf de colombe», restée inédite. Dès son lancement, l’initiative est combattue par une presse bourgeoise en ordre de bataille, qui rappelle à Chevallier, connu pour ses sketchs radiophoniques, que «la défense nationale n’est pas un sujet de galéjade» (Gazette de Lausanne, 06.05.1954Lien externe). Outre-Sarine, on dénonce l’existence d’un «Malaise im Welschland» (NZZ, 08.06.1954Lien externe) vis-à-vis de l’armée, dont le succès de l’initiative serait le témoin. «Saboteur», «défaitiste», «ennemi du régime»: les mots ne manquent pas pour disqualifier l’ancien secrétaire municipal radical de la capitale vaudoise, accusé de faire le jeu de Moscou.
Deux offensives contre l’institution militaire
Mais rien n’y fait. Alors que le Parti du travail (communiste) est le seul à la soutenir, l’initiative récolte 86’000 signatures en moins d’une année. Seul le contrôle du texte par les autorités fédérales saura freiner le mouvement. En effet, l’initiative sera déclarée nulle par le Parlement le 15 décembre 1955, en raison de son «inexécutabilité»; à ce jour, elle demeure la seule invalidée au motif de cette règle non écrite. Le principe d’unité matérielle, autre argument juridique mobilisé par les opposants, servira également à invalider une initiative similaire du Parti socialiste en 1995 («pour moins de dépenses militaires et davantage de politique de paix») – un zèle constitutionnel surprenant, au regard de la licence quasi poétique accordée en la matière sur d’autres sujets.
Chevallier ne se laisse toutefois pas abattre et lance deux nouvelles initiatives. Il faudra le séisme international provoqué par la répression soviétique de l’insurrection de Budapest pour brûler définitivement les ailes de sa colombe, en novembre 1956. Un mois plus tard, à la faveur du militarisme ambiant, une augmentation urgente de 35% du budget du DMF est facilement acceptée par le Parlement. C’est le début d’une période dorée pour l’armée et ses dépenses, qui sera aussi courte que décisive. Provoquée par de prodigieux dépassements de crédits, «l’affaire des MiragesLien externe» mettra en évidence la légèreté du DMF dans sa politique d’armement, et la ralentira significativement dès 1964.
Néanmoins, ces quelques années auront suffi à l’armée pour se doter d’un arsenal légal et matériel qu’elle conservera jusqu’à la fin de la Guerre froide: l’organisation des troupes adoptée en 1961 restera en vigueur jusqu’en 1995, les Mirages voleront jusqu’en 1999, les chars acquis à cette période rouleront jusqu’en 2002. Autant d’éléments inscrits dans l’institution avec la solidité du blindage et la force de la loi, toutes deux inflexibles à toute Détente internationale. Visage de ce réarmement au Conseil fédéral, le radical vaudois Paul Chaudet négociait par ailleurs secrètement, en 1956, l’entrée du pays dans l’OTAN en cas de nouveau conflit mondial. Preuve que la neutralité armée, qui voulait que le pays fût en mesure de se défendre seul, n’était qu’une façade.
Une Défense nationale matérielle et spirituelle
Outre cette dimension matérielle, le militarisme s’assortit également d’une dimension culturelle. Traumatisés par la remise en cause de l’armée exprimée par le moment Chevallier, les chefs militaires commencent à repenser les rapports de l’institution à un espace public et médiatique en mutation. Aidés par des associations militaires et patriotiques, ils déploieront diverses actions de propagande, comme la réintroduction des conférences d’Armée et Foyer pour la troupe (de 1956 à 1978), authentique catéchisme de l’anticommunisme, ou la distribution à 1’330’000 militaires du paternaliste et patriotique Livre du soldat (entre 1957 et 1973). Dans la presse, la Verein zur Förderung des Wehrwillens und der Wehrwissenschaft (VFWW) du publicitaire et colonel Rudolf Farner s’emploiera à vendre, comme n’importe quelle marchandise, le projet du Conseil fédéral de doter le pays de l’arme atomique. Autant d’interventions par lesquelles l’armée cherchera à flatter le patriotisme de la population et à cultiver son attachement pour elle. Un «armement spirituel» taillé pour la Guerre froide qui marquera longtemps la culture politique suisse et contribuera à installer la «vache sacrée» au-dessus – ou en-deçà – du jeu démocratique traditionnel.
Le succès, l’étouffement et les conséquences indirectes des initiatives Chevallier témoignent de l’importance du lien unissant l’armée et la population suisses au XXe siècle. Manifestement, au milieu des années 1950, cette union n’était pas aussi idyllique que les élites politiques voulaient bien le croire. Les autorités sont néanmoins parvenues à déjouer ces assauts pacifistes contre l’institution militaire à deux reprises: au moyen d’une interprétation particulièrement étroite des dispositions de la procédure d’abord, puis grâce au retour d’une atmosphère de confrontation à l’automne 1956. Ce moment de bascule a justifié une intensification rapide de la politique militaire, tant sur les plans matériels que culturels, dont les conséquences ont durablement marqué l’espace politique suisse. Un empressement militariste sans rapport ni avec la virtualité de la menace soviétique sur le pays, ni avec la réalité de la coopération entre le gouvernement et l’OTAN en coulisses. Bref: un empressement irrationnel.
Dimitri Martić est diplômé en histoire contemporaine et auteur d’un mémoire sur le Livre du soldat (2024, UNIL).
Les opinions exprimées dans cet article sont uniquement celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position de swissinfo.ch.
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